Mario Vargas Llosa:Éloge de la Dame de fer

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Mario Vargas Llosa
né en 1936
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Auteur Libéral classique
Citations
« La liberté n'est pas une notion formelle à tempérer en fonction d'impératifs révolutionnaires. »
« La chance de la littérature, c'est d'être associée aux destins de la liberté dans le monde : elle reste une forme fondamentale de contestation et de critique de l'existence. »
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Mario Vargas Llosa:Éloge de la Dame de fer
Éloge de la Dame de fer


Anonyme


Mario Vargas Llosa, Les enjeux de la liberté, p. 13 à 19

Ces deux dernières années j'ai rendu visite à plusieurs chefs de gouvernement parce que je croyais (naïvement) que ces rencontres favoriseraient mon entreprise du moment. Tous étaient des dirigeants respectables qui avaient servi plus ou moins bien leur pays. Mais un seul d'entre eux m'inspirait cette admiration sans réserve, ce respect en quelque sorte filial que je n'ai éprouvés pour aucun autre politique vivant, mais en revanche pour bien des intellectuels et artistes (comme Popper, Faulkner ou Borges) : Mme Thatcher.

Quelques années auparavant je l'avais vue, au cours d'un dîner chez Hugh Thomas, réussir avec une superbe désinvolture l'examen auquel l'avaient soumise une dizaine d'invités implacables de l'historien anglais, entre autres des sommités de l'université et de la littérature telles que Isaiah Berlin, Stephen Spender et le poète Philip Larkin.

Cette fois je la vis seule à seul, à Downing Street, et notre entretien dura à peine une demi-heure. J'en profitai pour lui exprimer ma conviction, plus forte encore aujourd'hui, que ce qui s'est produit en Grande-Bretagne durant ces quelques onze années constitue probablement la révolution la plus féconde qui ait eu lieu dans l'Europe de ce siècle, et la plus contagieuse pour le reste du monde. Une révolution sans balles et sans victimes, sans discours flamboyants ni meetings à grands spectacle, faite par les urnes et les lois, dans le plus strict respect des institutions démocratiques ; une révolution incapable, par conséquent, d'éveiller enthousiasme ou même compréhension auprès de l'intelligentsia, cette classe forgeuse de mythes qui décerne les brevets révolutionnaires.

Mais une révolution plus humaine, plus progressiste que celle qu'enterre aujourd'hui, sans honneur, M. Gorbatchev, avec son terrible cortège d'assassinats, ses camps de concentration et ses planificateurs responsables d'une économie qui, pour être replacée sur les rails, doit être repensée à la base. Margaret Thatcher remet entre les mains de son successeur un pays où elle aura fait l'extraordinaire effort de transférer à la société civile les fonctions et responsabilités que lui avait ravies l'État.

L'importance première de la privatisation de ces monopoles d'État déficitaires que le marché a rendus, rend ou rendra presque sûrement efficaces (le gaz, l'acier, le pétrole, le téléphone, les aéroports, la British Airways, l'électricité, l'eau, etc.) n'est pas économique, quoiqu'elle ait servi en bonne partie à le Royaume-Uni du marasme économique et de la décadence industrielle qui en 1978 semblaient irrémédiables. Elle est sociale. Grâce à ces privatisations, en effet, il y a aujourd'hui onze millions de nouveaux actionnaires, pour la plupart des employés, des travailleurs ou de simples consommateurs de ces entreprises dénationalisés, des gens aux ressources modestes qui pour la première fois ont accès à la propriété. Tout comme ce million de propriétaires fonciers rendu possible par la démocratisation du crédit et la disposition obligeant les municipalités à vendre les HLM aux locataires désireux de les acquérir. Des expressions comme « capitalisme populaire » et « pays de propriétaires » avaient commencé à être une réalité en Grande-Bretagne.

Comme celles-là, toutes les réformes entreprises par le gouvernement de Mme Thatcher, au prix parfois d'affrontements épiques — la grève des mineurs de 1984 à 1985, par exemple —, eurent toujours pour objet de stimuler l'accroissement de la richesse, la diffusion de la propriété et la liberté pour le citoyen de choisir entre différentes options. Grâce à elles, les chefs d'entreprise britanniques ont appris de nouveau à rivaliser, à rechercher la faveur des consommateurs à travers l'efficacité, au lieu des prébendes étatiques du vieux système mercantiliste, si bien qu'il y a aujourd'hui un demi-million de nouvelles entreprises — réellement existantes, c'est-à-dire soutenues par le marché et non par d'artificielles subventions — et deux millions d'emplois de plus qu'en 1978. Et grâce à elles le syndicalisme est maintenant plus libre et plus authentique, après le sérieux revers essuyé par les oligarchies syndicales suite à la législation qui mit un terme aux pratiques antidémocratiques du closed shop[1] ; il a donné à ses adhérents la possibilité de sanctionner leurs dirigeants et de voter directement sur les grandes décisions (comme les grèves). C'est la seule raison pour laquelle, aux deux dernières élections générales, les tories ont obtenu un tiers du vote ouvrier.

Mais la grande contribution de Mme Thatcher à son pays et au monde ne peut se mesurer avec des statistiques. Elle ressortit aux idées, valeurs, exemples, images, hypothèses — tout cet impalpable territoire —, à ce que Popper considère comme la pierre angulaire dont dépend la solidité ou la précarité des institutions démocratiques : le cadre moral. Elle réside en ce que la modeste fille d'un boutiquier et d'une couturière, par son courage, sa foi en la liberté, son talent politique, laisse en partant un monde meilleur.

Il y a douze ans on croyait très communément que la justice sociale exigeait un État puissant, qu'une économie contrôlée pouvait être prospère, que le paternalisme et les cadeaux étaient de bons remèdes contre la pauvreté et que la souveraineté devait être défendue aussi en matière économique par des politiques « nationalistes ». Il reste assurément en Europe bien peu de chose aujourd'hui de cette philosophie populiste. Même ailleurs dans le monde, c'est désormais une lapalissade que d'unir étroitement liberté politique et liberté économique, si difficile, pour ne pas dire impossible, apparaît la création soutenue de la richesse. Plus libre est le fonctionnement du marché, plus vaste son action, et mieux sera défendu l'intérêt général, harmonisant plus sensiblement les intérêts individuels et sectoriels avec ceux de l'ensemble de la collectivité.

Cette formidable rénovation de la culture politique de notre temps aurait-elle été possible sans l'exemple de ce qui s'est produit en Grande-Bretagne de 1978 à 1990 ? J'en doute. Comme je suis sûr aussi que la revitalisation que Mme Thatcher a donnée aux thèses centrales du libéralisme classique a été un facteur décisif pour les changements à l'Est. Bien sûr, l'effondrement du communisme soviétique et des régimes satellites d'Europe centrale est dû, surtout, à leur incapacité à créer de la richesse, à assurer la justice sociale ou à garantir un minimum de liberté. Mais sans ce remarquable rajeunissement apporté à l'Occident, durant les années 80, par la fin des illusions populistes et socialistes, le retour au marché et la promotion de l'initiative individuelle et l'esprit d'entreprise — cette philosophie qui a permis aux nations démocratiques d'Europe de sortir du retard et de la barbarie où vivent encore les pays qui n'ont pas appris la leçon —, le phénomène Gorbatchev aurait pu tarder longtemps à apparaître. Une dictature, on ne le sait que trop, peut, au moyen de la répression, dissimuler les pénuries et le mécontentement d'un peuple. Dans ce processus presque incroyable qui a changé l'histoire contemporaine, le leadership politique est revenu, pour des raisons évidentes, aux États-Unis. Cependant, le leadership moral et culturel ne revient pas à Ronald Reagan, mais à Margaret Thatcher, tout comme la grande figure de la Seconde Guerre Mondiale n'est pas Roosevelt, mais Churchill. Car aucun autre leader occidental n'a vu aussi lucidement ce qui était en jeu, ni n'a assumé avec autant de clarté et de résolution — de témérité, parfois — les réformes et décisions, au niveau interne et international, capables d'accélérer et d'assurer l'irréversibilité des échanges.

C'est pourquoi ce ne sont pas seulement les Anglais, Écossais et Gallois qui doivent de la gratitude à la Dame de fer. Nous tous qui, dans ce vaste monde, avons bénéficié pendant ces années-là de la chute des régimes totalitaires (les Argentins, par exemple, que Mme Thatcher a libérés sans doute d'un demi-siècle d'arbitraire militaire, au cas où la dictature de Galtieri l'eût emporté aux Malouines), de la libéralisation économique et de la mondialisation, ainsi que du renouveau de la philosophie de la liberté, nous avons une dette de reconnaissance envers ce Premier ministre qui, après avoir servi son pays comme bien peu l'ont fait au cours de sa riche histoire, vient de tomber, des suites non pas d'une défaite électorale, mais d'une médiocre conspiration d'aigris et de déloyaux de son propre parti.

« Pour faire dans votre pays ce que vous vous proposez, me dit-elle lors de cete entretien d'une demi-heure, vous devez vous entourer d'une groupe de personnes totalement identifiées à ces idées. Car lorsqu'il faut résister aux pressions qu'entraîne l'affrontement des coalitions d'intérêts, les premières défections surviennent toujours dans vos propres rangs. » Ce qui s'est passé ces jours-ci m'a remis en mémoire, avec un goût amer, ce conseil que, comme l'on sait, je n'ai pas eu l'occasion d'appliquer.

Le pire, sans doute, n'est pas l'intrigue sordide qui a provoqué sa démission, mais la croyance erronée selon laquelle elle serait tombée à cause de la poll tax (les impôts locaux) ou en raison de son attitude face à l'Europe. Le famux impôt, qui a soulevé un tel tollé, a une finalité indiscutable : discipliner les municipalités irresponsables, les obliger à ne dépenser que ce que leurs propres contribuables sont disposés à verser et, par conséquent, inciter les citoyens à participer activement à la vie communale, en veillant de près sur les programmes municipaux. N'est-ce pas là une mesure qui perfectionne la démocratie ? Comme les autres réformes thatchériennes celle-ci, intrinsèquement juste, finira aussi par s'imposer.

Quant à l'Europe, en revanche, je crains qu'avec sa chute n'ait dévié sa position. Ses critiques contre Bruxelles ont pris le visage du « nationalisme », d'un entêtement antihistorique à défendre le particularisme anglais. C'est là une autre inexactitude, parmi les nombreuses qu'on lui attribue, quoique certains, à cet égard, l'aient appuyée pour des raisons provinciales et sentimentales. Mais si l'on a lu avec soin son discours de Bruges et ses autres déclarations, il n'y a pas d'erreur possible. La crainte de Mme Thatcher ne va pas à l'Europe. Elle va à la bureaucratie non élue à laquelle les pouvoirs supranationaux peuvent donner la faculté de liquider depuis Bruxelles toutes les réformes sociales et économiques que la Grande-Bretagne a réalisées durant ces quelques onze ans et demi. (Il ne faut pas oublier que toute bureaucratie est ontologiquement socialiste.)

Que se passera-t-il après son départ ? L'histoire n'est pas écrite et n'importe quoi peut se produire. La démocratie la plus ancienne du monde ne va pas se lézarder en son absence, bien entendu. Espérons qu'elle ne s'appauvrisse pas non plus ni ne retrouve le déclin des années 50, 60 et 70. Il y a un espoir, car en guise de mea culpa les parlementaires tories qui l'ont poignardée dans le dos ont élu pour la remplacer un jeune homme, grandi dans son ombre, qui promet de continuer le combat : John Major. Ce fils de trapéziste et d'une chanteuse de cirque incarne, semble-t-il, cette méritocratie par laquelle Margaret Thatcher avait commencé à révolutionner le parti conservateur en même temps qu'elle transformait la société anglaise (et il n'y a pas de doute que l'aristocratie du parti le lui a fait payer).

Quant à elle, je veux citer ici pour finir la phrase qui accompagnait les fleurs que je lui ai envoyées dès que j'ai appris la nouvelle de sa chute : « Madame : il n'y a pas assez de mots dans le dictionnaire pour vous remercier de ce que vous avez fait pour la cause de la liberté. »

Londre, 27 novembre 1990.


<references>

wl:Mario Vargas Llosa

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  1. Organisation ou atelier qui n'admet que des travailleurs syndiqués. (N.d.T.)