“ | « Les marxistes, comme les libertariens, identifient certaines classes majoritaires de la société comme étant opprimées par d’autres classes, qui, elles, sont minoritaires »
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Disciple de Ludwig von Mises, l’économiste Murray Newton Rothbard a apporté deux éléments majeurs au savoir économique : une relecture de la Grande Crise dans son ouvrage America’s Great Depression, où il montre que le krach gigantesque de 1929 n’est pas dû à une défaillance du marché, comme le prétendait Keynes, ni même à une erreur de manoeuvre de la Banque centrale des Etats-Unis. Cette thèse a servi à Milton Friedman pour détrôner Keynes, asseoir sa réputation et fonder l’Ecole de Chicago, pépinière d’une multitude de Prix Nobel d’économie.
Pour Rothbard – et c’était pour lui une manière de détrôner le détrôneur de Keynes –, la crise de 1929 a tout simplement été produite par un excès d’intervention de l’Etat tout au long des années 1920.
L’autre élément apporté par Rothbard est sa monumentale Histoire de la pensée économique, qu’il ne pourra pas achever, malheureusement, avant sa mort en 1995. Les deux tomes publiés retracent le cheminement du savoir économique depuis Platon jusqu’à Bastiat, raccordant l’école autrichienne à la scolastique, via l’école française (Turgot, Condillac, Say), méconnue en France même, et faisant de l’école anglaise (Smith, Ricardo) une déviation par rapport à cette ligne, une déviation d’autant plus fatale qu’elle mène, selon lui, au marxisme et au communisme.
Comme son maître Ludwig von Mises, Rothbard a été toute sa vie en marge des honneurs académiques, finançant ses recherches et ses livres. Il a longtemps enseigné l’économie à la modeste Brooklyn Polytechnic avant d’obtenir un poste à l’université du Nevada, à Las Vegas. Peut-être a-t-il payé le fait qu’il a été un ardent militant du mouvement libertarien américain dont il était le principal inspirateur et dont il se voulait le guide. Un texte ronéoté de 170 pages daté d’avril 1977, « strictement confidentiel », auquel nous avons pu avoir accès fait clairement apparaître son ambition de prendre Lénine pour modèle.
Dans ce texte intitulé Toward A Strategy for Libertarian Social Change, Rothbard prend Lénine comme modèle, lui qui a su promouvoir en 1917 la capitulation devant l’Allemagne et laisser les paysans occuper les terres des féodaux.
A la manière de Lénine, Rothbard recommande une stratégie « centriste » faisant en sorte d’éviter les déviations gauchistes-utopistes et les déviations droitistes-opportunistes. Pour ce faire, il faut instaurer à l’intérieur du parti libertarien une véritable hiérarchie. Et définir une ligne. « Les marxistes, écrit Rothbard, comme les libertariens, identifient certaines classes majoritaires de la société comme étant opprimées par d’autres classes, qui, elles, sont minoritaires. Les marxistes comme les libertariens, visent à démontrer à la majorité opprimée la vraie nature de leur exploitation, de manière à enlever toute légitimité à l’Etat existant dans l’esprit des opprimés, et par le fait même à priver l’Etat du soutien dont il a besoin. »
Toutefois, au contraire des marxistes, les libertariens ont une vision beaucoup plus claire de l’ennemi. L’ennemi, c’est l’Etat qui a su pendant des siècles mobiliser toute une machine de propagande pour induire, avec l’aide des intellectuels, une « fausse conscience » – un terme directement tiré du vocabulaire marxiste – chez les exploités, c’est-à-dire chez tous les net taxpayers (ceux qui paient plus à l’Etat qu’ils n’en reçoivent). L’ennemi, c’est toute cette élite qui reçoit de l’Etat plus qu’elle ne lui paye (les net tax-consumers) : intellectuels, businessmen et syndicalistes vivant plus au moins aux crochets de l’Etat. C’est aussi la droite conservatrice, belliciste et théocratique. Or de même que pour les marxistes le capitalisme doit périr d’inévitables contradictions, poussant à son éventuelle abolition par le mouvement prolétarien, de même les libertariens prétendent que le statisme, l’interventionnisme gouvernemental, périra de ses contradictions inévitables, et que cet écroulement poussera à son abolition par le mouvement libertarien. Et, selon Rothbard, « cet effondrement a déjà commencé ». Pour accélérer cet avènement, Rothbard était prêt à faire alliance avec la « nouvelle gauche » – notamment en s’opposant à l’armement nucléaire, à la guerre du Vietnam et au service militaire obligatoire – ce que la droite classique ne lui a jamais pardonné.
Ph. Si.