« Les idées ont des conséquences. » Les producteurs et les diffuseurs d'idées ont évidemment tendance à le croire, au point qu'il leur arrive souvent de surestimer leur influence, mais il est des cas où cette proposition est incontestable, comme l'illustre le rôle considérable joué par deux grands personnages du XXe siècle qui viennent malheureusement de disparaître à quelques jours l'un de l'autre: Milton Friedman et Lord Harris of High Cross.
Ils ont fait accepter l'idée de liberté individuelle dans l'opinion publique de États-Unis et du Royaume-Uni. Ils furent, par ailleurs, des conseillers très écoutés de deux très grandes figures politiques du XXe siècle: Milton Friedman pour Ronald Reagan et Lord Harris pour Margaret Thatcher. Au-delà de leurs frontières nationales, ils ont grandement contribué à la diffusion mondiale des idées libérales. Ils ont, l'un et l'autre, été présidents de la Société du mont Pèlerin, l'association internationale des intellectuels libéraux.
Bien entendu, Milton Friedman mérite d'abord notre considération pour ses contributions majeures à la théorie économique, qui lui ont valu le prix Nobel d'économie en 1976. Fondateur du « monétarisme », il a été l'un des plus efficaces combattants des théories keynésiennes en démontrant que le sous-emploi n'était pas dû à une prétendue insuffisance de demande et en contestant l'utilité du déficit public ou d'une politique monétaire expansionniste. Alors que l'inflation faisait rage dans de nombreux pays, Friedman a expliqué de manière rigoureuse le rôle de la création monétaire dans le processus inflationniste, aussi bien dans sa monumentale Histoire monétaire des États-Unis (rédigée avec Anna Schwartz) que dans tous ses articles théoriques. L'opinion dominante reposait alors sur la « courbe de Phillips », c'est-à-dire l'idée qu'il existait une relation inverse entre l'inflation et le chômage.
Bien des gouvernements y trouvaient prétexte pour mener une politique de laxisme monétaire et de déficit budgétaire. Milton Friedman a démontré magistralement que l'expansion monétaire pouvait donner à court terme l'illusion d'une plus grande prospérité, mais qu'à plus long terme elle ne pouvait créer que de l'inflation, devenant un facteur de ralentissement économique en détruisant les calculs économiques des individus. C'est largement à Friedman que l'on doit des politiques monétaires et budgétaires plus rigoureuses à travers le monde.
“ | Dans une période où le marxisme et l'interventionnisme étatique dominaient les esprits, Friedman a joué, à contre-courant, un rôle absolument irremplaçable. | ” |
Défenseur infatigable de la liberté économique, il a exposé avec précision le rôle des prix dans ses travaux théoriques et défendu dans tous les domaines des solutions reposant sur le libre choix des individus, comme il l'a exposé dans Free to Choose, l'ouvrage rédigé avec son épouse, Rose Friedman, à laquelle il convient également de rendre hommage. Dans une période où le marxisme et l'interventionnisme étatique dominaient les esprits, Friedman a joué, à contre-courant, un rôle absolument irremplaçable.
Il en a été de même pour Ralph Harris, dont la vie est inséparable de l'Institute of Economic Affairs qu'il a dirigé longtemps et qui a joué un rôle majeur dans la transformation des idées au Royaume-Uni. L'Institut avait été créé en 1955 par Antony Fisher, un homme d'affaires qui avait été frappé en lisant La Route de la servitude de Friedrich Hayek. Ce dernier, auquel il demandait conseil, lui avait dit: « Si vous voulez avoir une influence politique, ne faites pas de politique, travaillez à changer les idées. » Ralph Harris y a consacré toute sa vie, en compagnie d'Arthur Seldon (également décédé il y a quelques mois).
Lorsque Margaret Thatcher est arrivée au pouvoir, l'une de ses premières décisions fut d'anoblir Ralph Harris en Lord Harris of High Cross. Jamais, lui écrit-elle, elle n'aurait gagné si l'Institut n'avait pas préalablement modifié en profondeur les esprits des Britanniques en leur faisant comprendre qu'il existait à leurs problèmes des solutions libérales. L'Institut a servi de modèle à des centaines d'instituts libéraux à travers le monde. Il est donc à l'origine d'une révolution libérale planétaire qui, pour le moment tout au moins, n'a pas touché la France, ce qui explique ses très mauvaises performances en comparaison de ce qui se passe dans la plus grande partie du monde.
Milton Friedman et Ralph Harris doivent rester dans nos souvenirs comme d'immenses artisans du renouveau économique et moral. Ils doivent aussi servir d'exemples de par leurs qualités personnelles: n'ayant jamais accepté le moindre compromis avec les puissants ou les démagogues, ils étaient en même temps dotés d'un grand sens de l'humour et d'une très grande disponibilité à l'égard d'autrui, prouvant que l'arrogance n'est absolument pas nécessaire dans l'expression de la vérité. Leurs convictions, leur simplicité, leur rigueur ont abattu seules de véritables montagnes.
Notes
Cet article a d'abord été publié dans Le Figaro, le 22 novembre 2006.
Pascal Salin est professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine et auteur, notamment, de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).