"Il est évident qu'Internet peut apporter un bouleversement majeur conduisant à la désétatisation de la monnaie et à la disparition de toutes réglementations pour de nouvelles monnaies qui ne pourront plus être gérées sur une base territoriale et nationale. En d'autres termes, les monopoles publics nationaux (ou supranationaux, comme cela est le cas avec l'euro) seront confrontés à la concurrence de monnaies privées et a-nationales. Ainsi sera réalisé, beaucoup plus rapidement qu'on ne pouvait le penser, le voeu de Friedrich Hayek qui, en réclamant la dénationalisation de la monnaie en 1976, avait brisé un tabou intellectuel et succité l'intérêt de beaucoup d'économistes".
Professeur à l'Université Paris-IX Dauphine, auteur d'un ouvrage fondamental sur "Le Libéralisme", Pascal Salin nous livre ici l'une des réflexions originales les plus complètes existant à ce jour sur l'avenir des monnaies à l'heure de la révolution électronique.
L'explosion actuelle du"e-business"- le commerce par internet - aura certainement une influence profonde sur les structures productives . Mais le rôle croissant d'internet dans les échanges devrait normalement avoir également des conséquences très importantes pour le fonctionnement des systèmes monétaires . Celles-ci ne sont pas encore visibles et même si on ne peut pas en connaître les détails spécifiques, on peut essayer d'en déterminer les grandes lignes. Pour cela il faut évidemment se référer à la théorie générale de la monnaie et des systèmes monétaires . Quels sont en effet les services rendus par la monnaie et comment internet peut-il modifier la manière de satisfaire ces besoins ?
Si la monnaie fait l'objet d'une demande c'est parce qu'elle est le bien le mieux à même de satisfaire des besoins spécifiques, ceux qui correspondent d'ailleurs à la définition même de la monnaie . Celle-ci est un pouvoir d'achat généralisé, c'est-à-dire qu'elle est (plus ou moins) échangeable à tout moment contre n'importe quoi et auprès de n'importe qui . C'est donc son caractère d'échangeabilité qui donne sa valeur à la monnaie, qui lui permet de répondre à des besoins spécifiques d'échangistes potentiels .
On peut d'ailleurs noter au passage que les monnaies actuelles possèdent une caractéristique étrange par rapport aux monnaies qui les ont précédées, à savoir qu'elles n'ont pas de définition (en termes d'un pouvoir d'achat donné).En effet, les monnaies utilisées pendant des siècles ont eu une définition, soit parce qu'elles constituaient elles-mêmes des marchandises (or, argent, bronze) échangeables contre d'autres marchandises selon des rapports d'échange facilement connus de tout le monde, soit parce qu'elles bénéficiaient de garanties de change crédibles, par exemple en termes d'or(1) . Mais cette référence - qui subsistait jusqu'alors au moins de manière purement formelle - a disparu en mars 1968 avec la fin de la convertibilité-or du dollar . Depuis cette date les monnaies n'ont plus de définition : un franc est un signe monétaire produit par le système monétaire-franc contrôlé par la Banque de France, un Euro est un signe monétaire produit par le système monétaire-euro, contrôlé par la Banque centrale européenne, etc.. Mais il n'existe plus de garantie de change contre une marchandise et l'échangeabilité d'une monnaie n'est plus qu'une croyance au lieu d'être une réalité .
Mais l'apparition éventuelle de monnaies-internet implique de s'interroger à nouveau sur le rôle de la monnaie, sur sa définition ou ses modes de production . Ainsi, ce n'est peut-être pas un hasard si l'on revient à un vieux débat, celui qui concerne les conditions d'émission de la monnaie et plus particulièrement l'existence de réserves fractionnaires, car il concerne des questions fondamentales .
I- Les activités monétaires
En tant que pouvoir d'achat généralisé, la monnaie comporte la double caractéristique de permettre la coïncidence des besoins entre échangistes et de rendre possible le transfert de pouvoir d'achat dans le temps . Quant à la fonction de numéraire, c'est-à-dire d'étalon de mesure, elle n'est en rien nécessaire à la définition de la monnaie : n'importe quel bien peut jouer ce rôle et le fait de jouer un rôle de numéraire ne confère pas un rôle monétaire à un bien(2). Si le réseau internet n'avait d'autre portée que de créer de nouveaux numéraires, il ne vaudrait pas la peine de rechercher les transformations possibles qu'il pourrait apporter aux systèmes monétaires . Ce n'est donc pas cet aspect qui nous retiendra .
Mais pour envisager véritablement les innovations qu'internet pourrait apporter, il faut soigneusement distinguer plusieurs activités de type monétaire que l'on confond trop facilement sous un terme général et flou, par exemple celui de création monétaire ou de production de monnaie .
1- La première activité monétaire est l'invention d'une monnaie . Certes, l'invention la plus importante a été celle de la "première monnaie", c'est-à-dire celle qui a permis de passer de l'économie de troc à l'économie monétaire . Cette première invention a été l'une des plus grandes découvertes de l'humanité, puisqu'elle a permis le développement des échanges et de la spécialisation inter-individuelle . Mais il est impossible de la dater et de la localiser . Elle n'a pas été le fait d'une producteur-innovateur qui l'aurait lancé sur le marché et qui en aurait retiré des profits . Elle s'est faite certainement de manière graduelle et spontanée . Les gains tirés de cette invention, au lieu d'être partagés entre l'inventeur et les utilisateurs - comme cela est le cas pour beaucoup de biens - a donc été intégralement perçu par les utilisateurs de monnaie .
Mais de manière générale on peut considérer que l'innovation monétaire - c'est-à-dire l'invention d'une nouvelle monnaie - partage les mêmes caractéristiques que n'importe quelle autre innovation . Il existe potentiellement une possibilité de percevoir un profit, celui-ci étant précisément la rémunération de l'innovation . Mais ce profit est particulièrement difficile à percevoir dans le cas de l'innovation monétaire pour différentes raisons . Tout d'abord l'invention est généralement simple puisqu'il suffit, pour créer une nouvelle monnaie, soit de sélectionner une marchandise pour lui donner un rôle monétaire qu'elle n'avait pas encore (on donne, par exemple, un rôle monétaire à l'argent, alors que seul l'or était jusqu'alors considéré comme une monnaie), soit définir une nouvelle monnaie en garantissant l'échange d'unités monétaires (sous forme, par exemple, de billets et dépôts) contre une marchandise ou un panier de marchandises et, éventuellement, donner un nom à cette monnaie . Mais par ailleurs, il ne suffit pas d'inventer une nouvelle monnaie (par exemple une nouvelle définition), il faut encore qu'elle soit perçue comme nouvelle et comme apportant des avantages nouveaux que les monnaies existantes n'apportaient pas . Or, il existe une difficulté importante de ce point de vue, à savoir que l'usage d'une monnaie est cumulatif . Si une nouvelle monnaie bénéficie d'une excellente définition (elle garantit efficacement le maintien de sa valeur en termes d'un certain panier de biens), elle ne constitue pas pour autant un véritable bien monétaire aussi longtemps qu'elle n'est pas détenue par un nombre suffisant de personnes : si je suis seul à détenir cette "bonne" monnaie, elle ne me rendra pas les services d'échange que j'attends d'une monnaie . Et ces services resteront faibles si elle n'est pas utilisée par un grand nombre de personnes, ce qui la rend moins désirable . L'inventeur d'une monnaie doit donc engager des coûts de vente . Mais par ailleurs il est facile pour les autres de l'imiter, précisément parce que l'invention d'une monnaie est relativement simple (c'est l'invention d'une définition) . Il existe donc un risque important de voir arriver un nombre important de producteurs de la nouvelle monnaie à partir du moment où sa production pourrait dégager des profits, ce qui peut rapidement réduire à zéro la part de profits qui revient à l'inventeur .
On pourrait évidemment penser qu'il serait souhaitable, pour inciter à l'innovation dans ce domaine, de rendre possible la prise de brevets par les inventeurs de nouvelles monnaies . Mais l'existence même des brevets est contestable puisqu'elle revient à limiter la liberté d'entrer sur un marché, c'est-à-dire qu'elle donne à l'inventeur des droits sur autrui .Cependant, comme nous le verrons ultérieurement, il n'est pas aussi facile de jouer les imitateurs qu'il ne le semble à première vue .
L'invention d'une monnaie est parfois encore plus simple à notre époque, puisqu'on ne se donne même pas le mal de sélectionner une marchandise ou de garantir l'échangeabilité des unités monétaires en termes de marchandises. On se contente de choisir un nom - l'euro, par exemple - et, au lieu de définir la monnaie, de déterminer ceux qui auront le droit de la produire ! On ne peut pas définir l'euro autrement que comme étant l'euro ! Et il est une monnaie non pas à cause de ses caractéristiques monétaires propres, mais à cause d'une obligation légale de le considérer comme une monnaie . Autrement dit, les brevets sur l'invention de nouvelles monnaies existent bel et bien à notre époque, mais ils profitent seulement aux producteurs publics : en effet, seuls peuvent produire des euros les producteurs qui y sont autorisés en tant que membres du cartel monétaire européen (c'est-à-dire les banques autorisées par les banques centrales nationales, elles-mêmes membres du système européen de banques centrales) .
Il est bien évident que l'invention d'une "monnaie-internet" ne pourra pas se faire de cette manière dans la mesure où seuls les Etats ont la possibilité d'inventer des monnaies sans définition et dont l'usage et la production sont réglementés et protégés . Une monnaie-internet privée risque pour sa part de rencontrer les difficultés que nous venons d'évoquer pour permettre à l'inventeur de percevoir un profit .
2- La deuxième activité monétaire est constituée non plus par l'invention d'une monnaie, mais par l'invention de nouvelles formes de monnaie pour les monnaies existantes, ce qui implique évidemment de rendre possible la transformation d'une forme en une autre . Il en est ainsi lorsque, par exemple, une monnaie est constituée de pièces d'or qui circulent effectivement et qu'on invente des certificats d'or (encore appelés billets de banque) : on fait circuler les droits de propriété sur l'or déposé auprès du producteur de certificats d'or, au lieu de faire circuler l'or lui-même . Il en va de même lorsqu'on invente les dépôts bancaires ou, à notre époque, de simples écritures électroniques .
L'invention de nouvelles formes de monnaie pose des problèmes similaires à ceux de l'invention d'une monnaie . Il est difficile pour l'inventeur de faire reconnaître son droit de propriété sur l'invention et donc de percevoir les profits dus à son innovation . Mais dans la mesure où cette nouvelle forme de monnaie est plus "efficace" que les précédentes - elle est produite à moindre coût et/ou elle apporte des services supplémentaires - le gain correspondant est partagé entre producteurs et utilisateurs de monnaie .
3- La troisième activité monétaire est la production de nouvelles unités d'une monnaie existante et cette activité doit absolument être distinguée des précédentes . Elle ne correspond pas à une innovation et, à proprement parler, elle ne donne donc pas lieu à une perception de profits .
Dans la mesure où cette production implique la mise en oeuvre de coûts de production, il faut bien que ces derniers soient couverts, c'est-à-dire que les propriétaires des ressources correspondantes reçoivent une rémunération pour leur contribution productive (par exemple des salaires pour ceux qui impriment les billets)(3) . Mais différentes hypothèses doivent être soigneusement distinguées .
Supposons que l'on se trouve dans un monde où il existe une monnaie, le "machin", défini par un certain poids d'or (par exemple 1 machin = 1 gr d'or) et bénéficiant d'une garantie de convertibilité en or à prix fixe, accordée par les émetteurs de machins . Imaginons tout d'abord que la quantité de monnaie dans le monde - c'est-à-dire le nombre d'unités de machins représentant elles-mêmes des droits de propriété sur autant de grammes d'or - reste absolument constant dans le temps, pour une raison ou une autre(4) . S'il y a croissance réelle dans le monde, de telle sorte que la demande d'encaisses réelles augmente, celle-ci sera satisfaite grâce à l'effet d'encaisse réelle : la demande supplémentaire de monnaie correspond nécessairement à une offre excédentaire de produits (5). Il en résulte une augmentation du prix de la monnaie par rapport aux produits (c 'est-à-dire une baisse du prix des produits en termes de monnaie, généralement appelée déflation) . Une déflation continue est le meilleur moyen de satisfaire une demande croissante d'encaisses réelles . Une quantité nominale de monnaie constante permet d'assurer des transactions réelles en augmentation du fait de la diminution de valeur nominale de chacune .
Dans ce cas, par hypothèse, il n'y a pas création d'encaisses nominales supplémentaires (c'est-à-dire de machins) . La quantité de machins initialement émise suffit pour satisfaire tous les besoins de monnaie pour l'éternité . Mais, bien entendu, dans la mesure ou les prix des produits en termes de machins diminuent constamment, il faut émettre des billets dont la dénomination soit de plus en plus petite . Il faut bien que les producteurs de ces signes monétaires nouveaux soient rémunérés pour couvrir leurs coûts de production . Comme nous l'avons souligné, cela ne donne normalement pas lieu à la perception d'un profit, mais seulement à la rémunération des services de production . Il est par ailleurs évident que la baisse continue des prix n'entraîne aucun coût particulier pour la monnaie scripturale : il n'est pas plus cher d'enregistrer un dépôt d'un montant de 10 machins ou un dépôt valant un dixième de machin .
Une hypothèse toute différente est celle où les émetteurs de monnaie augmentent la quantité de monnaie, c'est-à-dire qu'à chaque période ils créent des unités monétaires supplémentaires . Si le taux de croissance de la quantité de monnaie est supérieur au taux de croissance des biens réels, il y a alors inflation . Celle-ci donne toujours lieu à perception par les émetteurs de monnaie de ce qu'on appelle parfois un "impôt d'inflation" . Quelle en est la nature exacte ? Ce gain des émetteurs de monnaie n'est ni une rémunération normale de l'activité productive, ni un profit, mais une rente . En effet, tout d'abord, il ne s'agit pas d'un profit puisqu'il n'y a pas innovation et prise de risque . Il ne s'agit pas non plus de la rémunération normale d'une activité productive, puisque celle-ci n'est pas nécessaire . On oublie trop souvent en effet qu'il n'est absolument pas nécessaire de créer des unités monétaires supplémentaires, c'est-à-dire d'augmenter la quantité de monnaie, à partir du moment où une monnaie existe : l'activité de production d'unités monétaires est une activité socialement inutile et même socialement nuisible (puisqu'elle se traduit par de l'inflation) . Nous l'avons vu, en effet, le moyen le moins coûteux de répondre au besoin d'encaisses monétaires, c'est de ne pas créer d'encaisses nominales, c'est-à-dire de laisser la déflation augmenter la valeur réelle des encaisses nominales existantes par suite du jeu de l'effet d'encaisses réelles .
La multiplication des encaisses nominales ne rend pas service aux utilisateurs de monnaie, elle se traduit seulement par un transfert de pouvoir d'achat de ces derniers vers les producteurs de signes monétaires(6) . Il serait alors incohérent de prétendre que les producteurs de signes monétaires sont rémunérés pour les services qu'ils rendent aux utilisateurs de monnaie, puisque ces services ont une valeur négative .
Dans une économie libre, un bien est produit s'il rend des services à ses acheteurs potentiels. Comment peut-il alors se faire que, dans le domaine de la monnaie, il y ait production de services inutiles et même de services à valeur négative ? S'il en est ainsi, c'est nécessairement parce que l'économie n'est pas libre . L'environnement institutionnel permet à des producteurs de signes monétaires de vendre un bien pour lequel il ne devrait pas normalement y avoir de demande . Comme cela a été le cas en particulier au XXème siècle, l'étatisation des systèmes monétaires rend possible une telle situation . Pour qu'il y ait émission de signes monétaires supplémentaires, il faut tout d'abord que la politique monétaire soit possible, c'est-à-dire que les réserves d'or des producteurs d'unités monétaires ne couvrent pas la totalité de la masse monétaire émise, c'est-à-dire qu'il existe un système de réserves fractionnaires et non de réserves à 100 %(7) . Mais ceci ne suffit pas : on peut en effet parfaitement comprendre l'existence d'un système de réserves fractionnaires en tant que moyen de rémunérer les producteurs de signes monétaires pour les services rendus à autrui, en particulier du fait de la nécessité de remplacer les billets usagés et de produire des unités de dénomination décroissante en cas de déflation (8). Pour qu'il y ait une production excessive, non désirable, d'unités monétaires, il faut que les producteurs d'unités monétaires bénéficient d'un monopole légal sur un territoire national et que les utilisateurs de monnaie soient empêchés d'utiliser d'autres monnaies (contrôle des changes, cours forcé pour la monnaie nationale, etc...) . La rémunération des producteurs de signes monétaires, résultant de l'exercice de la contrainte étatique, n'est donc ni un profit ni une rémunération normale des services rendus à autrui . C'est une rente de privilèges .
4- La quatrième activité monétaire concerne la circulation des unités monétaires existantes. Cette activité, qui est logiquement distincte des précédentes, est généralement confondue avec elles, d'une part parce qu'elle est généralement pratiquée par des entreprises (les banques) qui exercent toutes ces activités, en particulier la production d'unités monétaires, la transformation d'une forme monétaire à une autre (billets en dépôts ou inversement), la circulation des unités monétaires . Mais on pourrait fort bien supposer que ces différentes fonctions soient exercées par des entreprises différentes .. Ainsi, on pourrait imaginer qu'une entreprise donne une garantie de convertibilité à prix fixe, par exemple en or, aux unités monétaires qu'elle émet et que ces unités soient transférées à d'autres entreprises chargées, par exemple, de la gestion des comptes ou de la transformation de dépôts en billets . Mais il se peut par exemple qu'il ne soit pas également possible de faire payer les deux types de services rendus : ainsi, la production d'unités monétaires peut être rentable du fait de l'existence possible d'un système de réserves fractionnaires dans lequel l'émetteur d'unités monétaires reçoit un intérêt sur les crédits qu'il accorde, alors que la rémunération, par exemple, d'un service de transformation de dépôts en billets soit plus difficile . Dans ce cas, l'entreprise qui assure la transformation monétaire peut considérer que le meilleur moyen de se faire rémunérer consiste à exercer à la fois les services de production d'unités monétaires et les services de transformation .
Dans les systèmes monétaires modernes, toutes ces fonctions sont exercées au sein des banques de manière assez indissociable . Ce peut être le résultat de complémentarités naturelles entre ces différentes activités . Mais ce peut être aussi le résultat de réglementations spécifiques - importantes dans ce secteur - et qui réservent l'exercice de certaines activités à des entreprises appelées "banques" .
En résumé la création monétaire est un terme vague qui recouvre en fait quatre activités distinctes : l'invention d'une nouvelle monnaie (activité utile si la nouvelle monnaie est perçue comme plus utile que les précédentes, tout au moins pour certains utilisateurs) ; l'invention de nouvelles formes de cette monnaie, par exemple billets, dépôts ou monnaie électronique (activité utile si ces nouvelles formes rendent des services) ; la production d'unités supplémentaires d'une monnaie existante (activité inutile et même nuisible) ; enfin, la circulation des unités monétaires existantes (activité utile) .
Il en va donc pour la monnaie comme pour n'importe quel autre bien : le profit rémunère l'innovation, c'est-à-dire qu'il rémunère les entrepreneurs qui ont pris un risque en se lançant dans une activité nouvelle . Il est donc normalement attaché à l'invention d'une monnaie nouvelle (à condition, évidemment, que l'inventeur puisse faire reconnaître des droits de propriété sur son innovation) ou à l'invention de nouvelles formes de monnaies, mais pas à la production de nouvelles unités monétaires ni à la circulation de ces unités (sauf si l'on découvre de nouvelles modalités de circulation). Dans ces cas il y a rémunération normale d'une activité productive (par exemple sous forme de salaires pour ceux qui contribuent à cette production), sauf s'il y a une situation de monopole - nécessairement public - donnant lieu à l'apparition de profits de monopole qu'il convient plutôt d'appeler des rentes de privilèges . Ainsi, la production éventuelle d'unités d'une monnaie existante (remplacement d'unités existantes ou fractionnement en unités plus petites) ne peut normalement rapporter, au mieux, que ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts, si l'on se trouve en situation de concurrence .
II- L'Histoire monétaire et le débat sur les réserves fractionnaires
Il peut paraître un peu surprenant, alors qu'on recherche l'impact éventuel d'internet sur l'évolution future des systèmes monétaires, de faire un retour sur l'Histoire monétaire . Celle-ci aide pourtant à mieux comprendre le fonctionnement des systèmes monétaires et donc à mieux apprécier ce qui peut se passer dans le futur .
La monnaie a pris initialement et pendant longtemps la forme d'une monnaie-marchandise (pièces d'or ou d'argent, mais aussi pièces de tissu, coquillages ou blocs de sel, etc..) . Mais l'usage de pièces de monnaie, par exemple en or, posait quelques problèmes aux utilisateurs, en particulier parce qu'il ne permettait pas facilement d'effectuer des transactions de faible :montant . C'est pourquoi on a pris l'habitude de faire circuler les droits de propriété sur l'or (ou sur l'argent) qui, pour leur part, étaient parfaitement divisibles . Il semble que les premiers billets représentatifs de ces droits de propriété aient été émis par les orfèvres anglais . Ceux qui ont, les premiers, émis des billets et rendu service à leur clientèle ont reçu un profit pour prix de leur invention, non pas sous forme de rémunération directe (difficile à mettre en oeuvre), mais sous forme d'un apport de clientèle : les billets ont servi en quelques sorte de "produit d'appel" pour certains orfèvres .
Mais la généralisation des billets a fait perdre cette rémunération indirecte aux émetteurs : comme cela est le cas dans tous les domaines d'activité, les imitateurs suivent les innovateurs, ce qui fait tendre le profit vers zéro . Pour couvrir les frais de production des billets (et les frais de garde de l'or servant de réserves pour la convertibilité) les émetteurs de billets ont alors imaginé de se rémunérer indirectement pour le service rendu en substituant des réserves fractionnaires aux réserves à 100 % . L'expansion monétaire devenait alors possible, c'est-à-dire la création d'unités monétaires en contrepartie non pas d'or, mais de crédits (qui rapportent un intérêt à l'émetteur de monnaie ) .
Mais il faut bien voir quelle est la portée et quelles sont les limites de cette expansion monétaire . Tout d'abord, il est évident qu'il y a expansion monétaire (production d'unités de monnaie supplémentaires) lorsqu'on passe d'un système de réserves à 100 % à un système de réserves fractionnaires . Mais cette expansion ne se poursuit pas indéfiniment . Il arrive en effet un moment où les émetteurs de billets atteignent la structure désirée de leur bilan, c'est-à-dire un certain coefficient de réserves (ratio des réserves en or au total des actifs du bilan, composés d'or et de crédits) . En effet, plus le coefficient de réserves diminue, plus les gains des émetteurs de monnaie augmentent, mais plus est grand le risque que la garantie de convertibilité en or des billets ne puisse pas être honorée, plus est grand, par conséquent, le risque de voir les clients fuir vers d'autres émetteurs de billets ou revenir vers les pièces d'or et d'argent . Il en est ainsi, tout au moins, si la concurrence existe entre les différents producteurs de monnaie et si les individus sont libres d'utiliser pièces ou billets à leur convenance . La création des banques centrales, puis leur étatisation au XXème siècle a supprimé ce mécanisme essentiel de la régulation par la concurrence . On a vu apparaître des monopoles monétaires nationaux, c'est-à-dire des situations où l'autorité publique interdisait l'émission de monnaies concurrentes de la monnaie nationale et interdisait aux citoyens d'utiliser une autre monnaie que la monnaie nationale, aussi mauvaise soit-elle . Désormais les réserves fractionnaires devenaient l'instrument d'une politique monétaire qui pouvait devenir indéfiniment expansionniste et donc inflationniste .
Mais il faut bien voir que ce qui est critiquable dans les systèmes monétaires modernes ce n'est pas l'existence de réserves fractionnaires, mais l'absence ou l'insuffisance de concurrence . C'est parce qu'il existe des monopoles monétaires - fondés sur le cours forcé et le contrôle des changes - que la politique monétaire existe, c'est-à-dire la capacité de déterminer arbitrairement la croissance de la quantité de monnaie . Et l'existence de réserves fractionnaires rend possible cette politique . On prétend généralement que la politique monétaire est nécessaire parce qu'il faut bien gérer la monnaie, mais elle ne l'est pas . Elle est seulement rendue possible par l'existence des monopoles monétaires . On peut d'ailleurs le souligner au passage, l'euro constitue de ce point de vue non pas une innovation, mais seulement une survivance de systèmes monétaires mauvais et obsolètes .
Mais que peut-on penser d'un système de réserves fractionnaires lorsque le système monétaire est de type concurrentiel ? Cette question est d'autant plus importante que l'on peut précisément penser qu'internet favorisera la concurrence monétaire . En fait, il existe à ce sujet trois catégories de positions
Certains sont favorables aux réserves fractionnaires et défendent la liberté d'émission parce qu'ils pensent qu'il est ainsi possible d'avoir une expansion monétaire suffisante pour soutenir l'activité économique(9) . D'autres défendent les réserves à 100 % parce qu'ils pensent que la convertibilité en or (ou autre marchandises) repose sur un contrat et qu'il est malhonnête de promettre la convertibilité à prix fixe et à tout moment des billets contre l'or sans avoir le stock d'or correspondant au montant de billets émis(10). D'autres enfin - dont nous sommes - pensent que les réserves fractionnaires sont utiles comme moyen de rémunérer les émetteurs de billets pour le service rendu et que, par ailleurs, il n'y a pas tromperie à l'égard des détenteurs de billets dans la mesure où ceux-ci ont accepté librement que leurs billets ne soient pas couverts à 100 % par une quantité d'or équivalente(11). On peut aussi tirer de l'Histoire monétaire une autre observation intéressante, à savoir que la concurrence entre producteurs de monnaie (12)conduit normalement à la constitution de cartels monétaires . Il est important d'en comprendre les raisons si l'on veut mieux évaluer les évolutions futures d'éventuelles monnaies-internet . L'utilité d'une monnaie, en effet, dépend de sa capacité à maintenir le pouvoir d'achat (d'où l'intérêt d'une définition en termes de produits) et de la plus ou moins grande dimension de son aire de circulation . De ce dernier point de vue, s'il existait un très grand nombre de producteurs de monnaies totalement différentes les unes des autres, l'aire de circulation de chacune serait limitée et sa qualité monétaire - sa liquidité - réduite . C'est pourquoi, il existe un besoin d'homogénéisation permettant de substituer un petit nombre de monnaies à un grand nombre . Mais cet objectif peut être atteint soit en remplaçant un grand nombre de producteurs de monnaies par un petit nombre ou même un producteur unique, soit en introduisant des procédures de coordination entre producteurs de monnaies pour que leurs monnaies soient parfaitement substituables entre elles et donc considérées comme équivalentes . Dans ce dernier cas il existe un cartel monétaire . Contrairement à l'idée habituelle selon laquelle un cartel de producteurs a pour but de créer une situation monopolistique et d'extraire un "super-profit" des acheteurs, nous pensons qu'un cartel peut au contraire constituer un moyen efficace de répondre à un besoin des acheteurs, à savoir un besoin d'homogénéisation des productions (13). Mais le besoin d'homogénéisation résulte lui-même du fait que la différenciation des biens fait supporter aux acheteurs des coûts d'information - sur la qualité respective des différents biens - et des coûts de transaction - lorsqu'on désire passer d'un bien à un autre, par exemple d'une monnaie à une autre . Ces coûts sont diminués lorsque le nombre de biens - par exemple de monnaies - est limité . Il en résulte évidemment que le nombre optimal de monnaies à un moment donné dépend des coûts d'information et des coûts de transaction . Ainsi, à l'extrême, si les coût de transactions et les coûts d'informations sur les valeurs relatives actuelles et futures des différentes monnaies étaient nuls, il n'y aurait aucun inconvénient pour les utilisateurs de monnaies à disposer d'un très grand nombre de monnaies . Mais dans le cas, normal, où ces coûts sont positifs, il est préférable d'avoir un nombre plus petit de monnaies, mais il n'en reste pas moins possible que des innovations permettent de diminuer ces coûts, de telle sorte que le nombre optimal de monnaies peut augmenter . Telle peut être l'une des conséquences de l'apparition des monnaies-internet .
III- L'impact d'internet sur les systèmes monétaires du futur
Les besoins de type monétaire à satisfaire sont et resteront toujours les mêmes, à savoir ceux que nous venons d'analyser . Et la question qui se pose donc consiste à évaluer dans quelle mesure internet peut modifier la manière de répondre à ces besoins . Internet ne peut donc introduire que des changements dans les modalités de fonctionnement des systèmes monétaires et non dans leur nature même .
Il est tout d'abord évident qu'internet peut apporter un bouleversement majeur en conduisant à la désétatisation de la monnaie et à la disparition de toutes réglementations pour de nouvelles monnaies qui ne pourront plus être gérées sur une base territoriale et nationale . En d'autres termes les monopoles publics nationaux (ou supranationaux, comme cela est le cas de l'euro) seront confrontés à la concurrence de monnaies privées et a-nationales . Ainsi sera réalisé, beaucoup plus rapidement qu'on ne pouvait le penser, le voeu de Friedrich Hayek qui, en réclamant la dénationalisation de la monnaie en 1976 (14)avait brisé un tabou intellectuel et suscité l'intérêt de beaucoup d'économistes .
Plusieurs conséquences peuvent être attendues de cette désétatisation des systèmes monétaires :
- Tout d'abord la fin de la politique monétaire dans la mesure où celle-ci repose sur des réglementations qui ne peuvent être imposées qu'à des systèmes monopolistiques à base nationale .
- En deuxième lieu l'éclatement de la notion même de banque, dans la mesure où les activités monétaires décrites ci-dessus ne sont pas nécessairement liées entre elles et où, comme nous le verrons, le développement d'internet peut contribuer à cette dissociation des fonctions .
- En troisième lieu, la disparition même de certaines monnaies dans la mesure où les utilisateurs de monnaie leur préféreront les nouvelles monnaies privées . On peut donc même imaginer qu'il en soit ainsi pour l'euro, pourtant presque unanimement salué comme une des grandes réalisations de l'union européenne .
Ces changements importants dans le fonctionnement et l'existence des systèmes monétaires sont eux-mêmes la conséquence des modifications qu'internet apportera à l'exercice des principales activités monétaires . Compte tenu des distinctions qui ont été précédemment précisées, on peut en particulier souligner les évolutions suivantes :
1- On peut tout d'abord imaginer légitimement que de nouvelles monnaies soient inventées . Les monnaie actuelles constituent une sorte d'aberration par rapport à toute l'Histoire monétaire, à savoir que, depuis 1968, elles n'ont plus de définition en termes réels : un franc est un franc, un dollar est un dollar, un euro est un euro, sans qu'une quelconque garantie de convertibilité en termes d'un bien réel quelconque ne soit attaché à aucune de ces monnaies . Mais une telle absence de définition n'est possible que parce que les monnaies existantes bénéficient de positions monopolistiques défendues par les Etats . De ce point de vue les nouvelles monnaies représenteront sans doute un retour vers le passé, c'est-à-dire que pour être acceptables, alors qu'elles seront soumises à la concurrence, elles devront reposer sur des garanties de pouvoir d'achat en termes réels . On peut même imaginer que ces garanties de convertibilité à prix fixe soient à nouveau données en termes d'or, mais toutes sortes d'autres solutions sont concevables : un "panier" de marchandises ou de matières premières (15), mais aussi un "panier" d'actions, par exemple celles qui figurent dans le CAC 40 ou le Dow Jones, ou un indice encore plus abstrait .
Bien entendu, l'une des difficultés rencontrées pour le lancement de ces nouvelles monnaies est celui de la rémunération de l'inventeur, c'est-à-dire de la perception du profit . En effet, il existe des coûts de lancement pour faire connaître la nouvelle monnaie et, d'autre part, la protection des droits de propriété de l'inventeur sur son invention est difficile à organiser et le coût de l'imitation est faible . Imaginons par exemple qu'une firme quelconque - appelons-la lemon - lance une monnaie électronique, appelée web-gold-money (WGM) et qu'elle garantisse sa convertibilité en or (au prix de 1 WGM = 1 gr d'or) . Même si l'on a confiance dans la capacité du producteur à honorer sa promesse de convertibilité en or, il faudra vendre les premières unités avec un rabais car les détenteurs potentiels de WGM seront peu incités à détenir une monnaie utilisée par un nombre limité de personnes . Peu à peu, l'aire de circulation de cette monnaie se développant, elle sera de plus en plus désirée, ce qui accroîtra à nouveau son aire de circulation et il sera de moins en moins nécessaire de "subventionner" l'usage de cette nouvelle monnaie : il existe un processus cumulatif dans l'acceptabilité de la monnaie .
Une fois la WGM largement acceptée comme monnaie, on peut imaginer qu'elle soit facilement imitée par d'autres producteurs qui n'auraient pas à engager les coûts de lancement de l'inventeur initial . Il n'est en effet pas difficile de mettre en vente une monnaie définie en termes de gr d'or . Mais il faut cependant apporter une précision importante en ce point . Ce qui caractérise les différentes unités de WGM ce n'est pas seulement le fait qu'elles bénéficient d'une garantie de convertibilité en or, mais que cette garantie soit donnée par telle ou telle firme . En effet, on a normalement plus ou moins confiance dans la capacité de différentes firmes à honorer leurs promesses . En d'autres termes, dans le processus que nous sommes en train d'imaginer, il est erroné de parler de la création de la WGM par différentes firmes . En réalité ce qui existe c'est la WGM-lemon (la web-monnaie émise par la firme lemon), la WGM-orange, la WGM-pineapple, etc.. Même si elles sont toutes formellement convertibles contre 1 gr d'or, ces différentes monnaies peuvent fort bien ne pas être perçues comme parfaitement substituables les unes par rapport aux autres, dans la mesure où l'on a une confiance différente dans la capacité des différentes firmes (lemon, orange, pineapple) à maintenir effectivement la convertibilité en or à prix fixe : les monnaies émises par les producteurs les moins fiables - par exemple ceux qui maintiennent les coefficients de réserves en or les plus faibles - sont échangées avec une décôte .
Pour que ces différentes monnaies puissent être considérées comme parfaitement substituables les unes par rapport aux autres, c'est-à-dire en fait qu'elles constituent une seule et même monnaie, il faut nécessairement qu'il existe des procédures par lesquelles certains s'engagent à échanger sans limites ces monnaies les unes par rapport aux autre à un prix fixe, c'est-à-dire que se constitue un cartel monétaire : on aura par exemple 1 WGM-lemon = 1 WGM-orange = 1 WGM-pineapple = 1 gr d'or) . C'est alors et alors seulement que l'on pourra parler de la WGM comme d'une monnaie spécifique et non comme un ensemble de monnaies définies de manière formellement semblable . S'il en est bien ainsi, chaque firme doit donc engager des coûts de lancement pour convaincre les détenteurs potentiels de monnaie que sa propre monnaie est au moins aussi bonne que celle des concurrents . En outre, des stratégies d'entreprises variées devraient par ailleurs caractériser ces processus de lancement de nouvelles monnaies : ainsi on peut imaginer que le premier inventeur de la WGM, la firme lemon, donne des garanties de convertibilité à prix fixe de la monnaie WGM-orange par rapport à la sienne contre rétribution, ce qui constitue pour elle un moyen de rentabiliser ses coûts de lancement initiaux, c'est-à-dire de percevoir un profit sur l'invention de la nouvelle monnaie . Quant à la firme orange elle trouve un intérêt à bénéficier ainsi de la garantie de convertibilité offerte par lemon .
Bien entendu, l'inventeur d'une nouvelle monnaie a d'autres moyens de percevoir une rémunération pour prix de son invention . L'utilisation d'une nouvelle monnaie peut être liée aux transactions effectuées avec lui ou avec les membres d'un réseau de producteurs auquel il appartient . Il peut aussi, plus classiquement et comme cela s'est fait au cours de l'Histoire monétaire, exercer d'autres activités de type monétaire, par exemple la production de formes de monnaie différentes ou la circulation monétaire .
2- L'invention de formes nouvelles et les changements dans les modes de circulation d'une monnaie existante constituent évidemment des caractéristiques des monnaies-internet et, plus généralement, des systèmes de paiement électroniques (16). D'une manière générale, internet permet une diminution importante des coûts de transaction et des coûts d'information . Du point de vue de la circulation monétaire, cela implique certainement que le système traditionnel où les banques constituent une sorte de plaque tournante pour assurer la compensation ou pour assurer la transformation d'une forme de monnaie à une autre perdra de son importance au profit d'un fonctionnement en réseau . Mais il est vrai aussi qu'un tel changement augmenterait les coûts de risque dans la mesure où la responsabilité de la garantie de convertibilité serait diluée . Autrement dit, un système monétaire fonctionne d'autant mieux que l'on peut connaître plus précisément celui ou ceux qui sont responsables de la définition d'une monnaie et qui la garantissent . Dans les cas évoqués ci-dessus où il existe un cartel de producteurs de monnaie (par exemple la WGM), chaque producteur est responsable de la convertibilité de sa propre monnaie en termes d'or et il existe par ailleurs des procédures garantissant la convertibilité des monnaies entre
elles : comme on l'a vu, le système peut être asymétrique si l'un des membres du cartel donne des garanties de convertibilité pour toutes les unités monétaires produites par tous les membres du cartel contre la sienne propre ; il est symétrique si chaque producteur est responsable du maintien de la convertibilité de sa monnaie par rapport à toutes les autres . L'existence de ces garanties mutuelles renforce la confiance que l'on peut avoir dans chacune des monnaies émises par chacun des membres du cartel .
Un fonctionnement en réseau impliquerait à la limite que tous ceux qui font des transactions en termes d'une monnaie soient producteurs de cette monnaie : j'achète un livre sur le réseau internet et en contrepartie je remets une certaine quantité de monnaie, par exemple de WGM, que je promets d'échanger contre de l'or à prix fixe .Mais la multiplicité des émetteurs de monnaie, dans ce cas, rend coûteuse la recherche d'informations sur la solvabilité de chacun des participants au réseau et diminue donc la confiance que l'on peut avoir dans cette monnaie . Dans la mesure où internet diminue les coûts d'information sans pouvoir évidemment les rendre nuls, il parait naturel que certains se spécialisent dans la fourniture de garanties de convertibilité à prix fixe et que d'autres soient uniquement utilisateurs de la monnaie ainsi définie et garantie .
3-Il résulte de ces remarques que le développement de monnaies-internet devrait modifier la dimension optimale des zones monétaires . La notion de zone monétaire optimale que l'on retient en général depuis les travaux de pionnier de Robert Mundell consiste à la définir comme une zone d'ajustement optimal . Cette définition traditionnelle est donc étroitement liée à la théorie de la politique économique et même plus précisément à l'idée d'inspiration keynésienne selon laquelle on peut combiner des politiques monétaires, budgétaires et de change pour obtenir de manière "optimale" des objectifs d'inflation, d'emploi et de balance des paiements . Nous récusons pour notre part cette approche et nous préférons définir une zone monétaire optimale comme une zone monétaire à l'intérieur de laquelle l'homogénéisation des unités monétaires est optimale . Il convient d'ailleurs de rappeler en passant que l'optimum ne peut guère avoir de sens qu'au niveau individuel et que la définition a priori d'une combinaison "optimale" d'instruments de politique économique pour atteindre un ensemble d'objectifs macroéconomiques, nécessairement définis de manière arbitraire, ne nous paraît pas recevable .
Comme nous l'avons vu précédemment, la dimension optimale d'une zone monétaire résulte des coûts de transaction et des coûts d'information, tels qu'ils sont perçus par ceux qui sont concernés, c'est-à-dire les producteurs et les utilisateurs de monnaie . Parce que ces coûts ne sont pas nuls, il ne peut pas être optimal d'avoir un nombre infini de monnaies . Mais ceci n'implique pas pour autant qu'il soit optimal d'avoir une seule monnaie dans le monde (ou en Europe) : si la concurrence prévaut dans le monde, les individus révèlent par leurs choix de monnaies, du nombre optimal de zones et de la dimension optimale de chacune . De ce point de vue on peut d'ailleurs très bien imaginer que certains considèrent comme désirable d'utiliser une monnaie dont l'espace de circulation est réduit, mais dont la définition est très spécifique et correspond bien à leurs besoins (par exemple, l'hypothèse déjà citée où ceux qui font des transactions sur matières premières utilisent une monnaie définie en termes de matières premières), d'autres souhaitant au contraire disposer d'une monnaie à très large espace de circulation (l'espace devant se comprendre en un sens abstrait et non en un sens géographique).
Toujours est-il que l'utilisation du réseau internet permet de réduire les coûts de transactions et les coûts d'information . Si, par exemple, il existe une monnaie M1 définie en or et une monnaie M2 définie par un panier d'actions, on peut connaître à tout moment et pratiquement sans coût le prix relatif de ces deux monnaies, mais aussi l'évolution future de leur prix relatif telle qu'elle apparaît sur les marchés à terme . Si les besoins de monnaie sont diversifiés, il est donc plus facile de répondre à cette diversification des besoins par une diversification des monnaies .
Il doit normalement en résulter un moindre degré d'homogénéisation, la diversification des monnaies étant rendue moins coûteuse par internet . Autrement dit, la dimension optimale des zones monétaires diminue et le nombre optimal de monnaies dans le monde augmente . De ce point de vue, on peut dire que l'apparition des monnaies-internet peut nous conduire à une évolution spontanée - donc désirable - exactement inverse de celle qu'on impose aux citoyens européens avec l'euro : au lieu d'une diminution du nombre de monnaies, c'est à une augmentation que l'on assistera peut-être . Il convient par ailleurs de nuancer pour cette raison une remarque précédemment faite : nous avions souligné que, dans le cas où un producteur de monnaie inventait une nouvelle monnaie, il risquait d'être confronté à l'apparition rapide d'imitateurs . Mais s'il est vrai que la diversification devient plus désirable, les inventeurs de nouvelles monnaies concurrentes se développeront aux dépens des imitateurs .
Nous avons précédemment défini la monnaie comme un pouvoir d'achat généralisé . Mais cette définition doit être interprétée d'un point de vue purement subjectif et individuel . Ce qui constitue l'échangeabilité généralisé d'une monnaie aux yeux d'un individu c'est la capacité de cette monnaie à être échangeable à tout moment , auprès du plus grand nombre possible de gens contre les biens qui sont désirables pour lui . Il lui importe peu que cette monnaie soit échangeable contre d'autres biens qui ne l'intéressent pas . Ainsi, chaque individu désire une monnaie spécifique, dotée, pour lui et pour lui seul, d'une échangeabilité généralisée . C'est le rôle des producteurs de monnaie que de répondre au mieux à cette diversité des besoins de pouvoir d'achat généralisé en tenant compte des coûts de la diversification . S'ils sont très élevés, les individus devront se contenter d'acheter des monnaies qui rendent des services généralisés communs à un grand nombre de personnes . Si le coût de la diversification diminue du fait d'internet, une plus grande spécificité des monnaies est rendue possible .
4- Il en résulte un changement dans le rôle des réserves . Tout d'abord il a déjà été souligné que les réserves fractionnaires étaient l'instrument de la politique monétaire lorsqu'il existe des systèmes monétaires monopolistiques et qu'elles étaient un instrument de rémunération des services rendus par les producteurs d'unités monétaires dans des systèmes concurrentiels . Bien évidemment le premier rôle disparaît avec la fin des monopoles monétaires . Mais qu'en est-il du deuxième ? La diminution des coûts de circulation de la monnaie rend moins nécessaire le rôle des réserves fractionnaires comme moyen indirect de rémunérer les services de circulation monétaire . De ce point de vue, on devrait s'acheminer vers des situations où les coefficients de réserve augmenteraient et se rapprocheraient du système de réserves à 100 % . Il devrait évidemment en résulter une moindre instabilité cyclique dans la mesure où celle-ci dépend essentiellement à notre époque de la variabilité de la quantité de monnaie, elle-même liée à la variabilité du coefficient de réserves, donc de la politique monétaire .
5- Comme il a été dit précédemment, la nécessité de produire de la confiance dans une monnaie et le fait que les coûts d'information ne peuvent jamais devenir nuls, même avec les techniques de notre époque, rend peu crédible la substitution complète d'un système en réseau au système actuel organisé autour de centres de production monétaire . Mais il n'en reste pas moins intéressant d'imaginer une situation où les coûts de transaction et d'information seraient négligeables, de manière à évaluer les directions dans lesquelles les systèmes monétaires pourraient évoluer . Dans ce cas, les transactions pourraient se faire de la manière suivante : j'achète un livre sur le réseau internet et je vends en contrepartie une créance définie, par exemple, en termes d'un certain panier d'actions du CAC 40 ou même par la fourniture d'une heure d'enseignement . Cette créance circule d'autant plus facilement que l'on peut fournir à faible coût aux détenteurs successifs de cette créance la garantie que je pourrai honorer cette promesse d'échange, c'est-à-dire la convertibilité de la créance contre des biens et services réels . En ce sens on peut dire que, si la fonction de la monnaie comme pouvoir d'achat en attente subsiste, sa fonction traditionnelle d'intermédiaire des échanges disparaît puisque le réseau internet me permet au fond de pratiquer ce que j'aurais fait en économie de troc : échanger un livre contre une heure d'enseignement (mais il est vrai que le vendeur du livre n'est probablement pas directement intéressé par l'heure d'enseignement en question et qu'il l'achète parce qu'internet l'aide à mieux connaître le caractère échangeable de cette heure d'enseignement) . Mais si mon vendeur de livre peut connaître instantanément et sans coût le prix de mon heure d'enseignement en termes du bien présent ou futur qui l'intéresse, il acceptera d'acheter ce droit de propriété sur une heure d'enseignement et celle-ci deviendra un bien monétaire . Dans une telle hypothèse, les producteurs de monnaie spécialisés disparaîtraient, mais d'autres activités se développeraient (organisateurs du réseau d'information, agences de rating des échangistes, etc..) . Chacun devenant ce qu'on appelle à notre époque une banque, chacun aurait à décider dans quelle mesure il désire faire une politique monétaire, c'est-à-dire détenir des réserves fractionnaires : ainsi, j'achète un livre contre un panier d'actions du CAC 40, mais je ne détiens qu'une partie de ce panier, prenant le risque d'acheter l'autre partie lorsqu'on me demandera de convertir ma créance monétaire ..
Bien évidemment, pour des raisons déjà rencontrées (existence de coûts de transaction et d'information positifs), il est certain qu'on n'arrivera pas à une telle situation et que l'on verra plutôt apparaître des entreprises-relais qui décideront de leur politique de réserves et de leurs coefficients de réserve . Mais étant responsables, ces entreprises ne risqueront pas de se lancer dans une surproduction d'unités monétaires . Internet permettrait de retrouver les types d'organisation monétaire du XVIIIème siècle, mais probablement avec une plus grande diversification et certainement avec plus d'efficacité . Internet rend en effet possible une grande diversité dans la définition des monnaies et dans les types d'organisation des réseaux et systèmes monétaires .
Comme le dit James Dorn (17), sur les marchés "la liquidité résulte non pas de la connnaissance personnelle de la valeur de la garantie apportée par un tiers, mais de la capacité technique à traiter, sélectionner, classer des masses considérables d'informations anonymes . Or, c'est cette capacité qui est aujourd'hui en train d'exploser : elle ouvre de nouvelles opportunités, quasiment infinies, qui permettent de limiter, de manière purement statistique, les risques d'accumulation de mauvaises créances" .
Bien entendu, on ne sait pas exactement ce que peut être le paysage monétaire du futur . C'est la concurrence qui le déterminera, comme dans le cas des services en réseau (télécommunications, transport aérien) . Mais pour la monnaie ce n'est pas la déréglementation qui aura rendu possible la concurrence et fait apparaître des modes d'organisation nouveaux . C'est l'évolution technologique qui rendra la réglementation obsolète et qui permettra de la contourner jusqu'à la rendre impuissante . Les innovations sont par nature imprévisibles, mais on peut cependant prévoir, sans grande chance de se tromper, la fin des caractéristiques actuelles des systèmes monétaires, à savoir leur caractère national, public et hiérarchique .
Notes
1. On pourra se reporter sur tous ces points à notre ouvrage, La vérité sur la monnaie, Paris, Odile Jacob, 1990 .
2. Ainsi, les DTS, créés par le Fonds Monétaire International, ne constituent pas une monnaie puisqu' !ils ne sont pas généralement échangeables contre n'importe quoi, à n'importe quel moment, dans n'importe quelle conditions et auprès de n'importe qui . Ils sont seulement un numéraire . Mais c'est dire que l'"invention" des DTS est dérisoire puisque l'utilité d'un numéraire vient précisément de ce qu'il est unique : créer un numéraire supplémentaire est donc dénué de sens .
3. Bien entendu il peut exister des innovations dans les techniques de production de ces unités monétaires et donc des occasions de profit : c'est le cas, par exemple, si l'on invente une machine à produire les billets plus performante ou une technique plus sûre pour éviter le faux-monnayage .
4.Ce peut être le résultat d'une réglementation, mais il est préférable d'envisager une situation où les émetteurs de machins conservent des réserves en or égales à la valeur en or des machins émis (puisqu'ils représentent des droits de propriété sur l'or) et que la quantité d'or dans les réserves des émetteurs de machins reste constante .
5. Ou, bien sûr, d'actifs financiers . Mais, pour simplifier sans altérer la valeur du raisonnement, nous préférons envisager seulement le cas où la demande de monnaie supplémentaire correspond à une offre supplémentaire de produits.
6. n justifie souvent cette production par une prétendue nécessité de "financer l'expansion" . Mais il y a là une confusion grave . En effet, pour "financer" la croissance, il faut non pas des signes monétaires, mais de l'épargne, ce qui n'a rien à voir . Mais à notre époque, où l'on peut produire des signes monétaires supplémentaires en accordant des crédits, on croit que cette production de signes monétaires s'accompagne d'une augmentation des moyens de financement . Mais cette idée est fausse, comme l'ont montré, en particulier, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek dans leurs travaux sur le cycle économique .
7.ou, a fortiori, qu'il n'y ait plus de réserves, c'est-à-dire que le taux des réserves fractionnaires devienne égal à zéro . C'est évidemment le cas à notre époque
8.On peut se reporter à ce sujet à notre article, "Free Banking and Fractional Reserves : A Comment", The Quarterly Journal of Austrian Economics, I, N° 3, automne 1998, pp. 61-66 .
9. Voir par exemple George Selgin et Lawrence White, " How Would the Invisible Hand Handle Money ?", Journal of Economic Literature, XXXII, 1994 ; George Selgin, The Theory of Free Banking, Washington, Cato Institute, 1988.
10.Murray Rothbard, The Case for a 100 Percent Gold Dollar, Auburn, Mises Institute, 1991 (1ère éd. 1962), Hans-Hermann Hoppe, "How is Fiat Money Possible ? - or, The Devolution of Money and Credit", Review of Austrian Economics, VII, 1994-2, 49-74 ; Hans-Hermann Hoppe, Jörg Guido Hülsmann, Walter Block, "Against Fiduciary Media", Quarterly Journal of Austrian Economics, I, 1998-1, 19-50 ; Jörg Guido Hülsmann, "Free Banking and the Free Bankers", Review of Austrian Economics, IX, 1996-1,3-53.
11. Cf Pascal Salin, " Free Banking… ", op. cit.. ; Philippe Nataf hili
12. Un auteur comme Ludwig von Mises réserve le nom de monnaie à la monnaie-marchandise (pièces d'or par exemple) et parle de "substituts monétaires" pour désigner les billets ou dépôts convertibles en monnaie-marchandise .
13. Cf notre article, "Cartels as Efficient Productive Structures", The Review of Austrian Economics, IX, n° 2, 1996, pp. 79-82 . Voir aussi, "L'Euro, une monnaie constructiviste", Journal des économistes et des études humaines, VIII, N° 2/3, juin-septembre 1998, 201-217 ; et notre ouvrage déjà cité , La Vérité sur la monnaie .
14. Friedrich Hayek, Choice in Currency, Londres, Institute of Economic Affairs, 1976
15. Une monnaie définie par un panier de matières premières ne serait peut-être pas la plus désirable dans la mesure où il existe une grande variabilité des prix relatifs des matières premières par rapport aux autres biens, de telle sorte que le pouvoir d'achat de cette monnaie en termes de ces autres biens serait instable . Une telle monnaie peut cependant être désirable pour des catégories spécifiques de personnes, par exemple celles qui sont actives sur le marché des matière premières .
16. On peut se reporter sur ce point à James A. Dorn, ed., The Future of Money in the Information Age, Washington, Cato Institute, 1997 ; et Georges Lane, "La monnaie électronique est-elle une monnaie nouvelle ? " Centre de théorie économique Jean-Baptiste Say, décembre 1999, non publié ( texte qui a suscité certaines des préoccupations exprimées ici) .
17. Interview de James Dorn par Henri Lepage, parue dans l'ouvrage sous la direction d'Henri Lepage et Patrick Wajmann, Vingt Economistes face à la crise, Odile Jacob,1999.