C'est par une très faible majorité des voix que les Français avaient accepté par référendum la ratification du Traité de Maastricht, dont l'une des implications essentielles était le remplacement des monnaies nationales par une monnaie européenne, ultérieurement appelée euro. Mais c'est maintenant à une extrêmement forte majorité qu'ils refusent en pratique cette substitution : presque tout le monde continue à raisonner en francs, à libeller créances et dettes, factures et comptabilités en francs, comme si ces francs ne devaient pas disparaître dans quelques semaines. Mais il ne faut pas voir dans ce contraste une quelconque incohérence de comportement de la part de ces mêmes Français. Lorsqu'ils ont accepté le Traité de Maastricht, l'échéance paraissait lointaine, les conditions de la substitution - par exemple le taux de change entre l'euro et le franc - étaient inconnues et ils étaient par ailleurs soumis à un matraquage politique et médiatique qui leur présentait la monnaie européenne comme la solution magique à tous les maux.. Personne n'a jamais pu prouver que l'euro apporterait plus de stabilité et plus de prospérité, mais on présentait comme scientifiquement prouvée la proposition selon laquelle l'euro devrait apporter 0,5 % à 1 % de croissance en plus. Cette pseudo précision statistique n'était en fait rien d'autre qu'une escroquerie intellectuelle et politique, habillée dans les oripeaux de la science exacte. Et il est de ce point de vue ironique et attristant de constater que l'on n'attend plus qu'un médiocre taux de croissance - 1,5 à 2 % ? - pour l'année prochaine, l'année de l'introduction effective de l'euro.
Or, au fur et à mesure que la date du remplacement du franc par l'euro se rapproche, les Français découvrent les difficultés considérables de ce changement et l'on se rend compte que l'euro n'est rien d'autre qu'une pure et terrifiante construction technocratique mise en oeuvre par la contrainte publique sans aucune considération pour les besoins concrets des citoyens.
On est parti en effet a priori de l'idée qu'un "marché unique" supposait nécessairement l'existence d'une monnaie unique. Mais cette proposition - qui joue sur l'ambiguïté du mot "unique" - n'a strictement aucun fondement. Un marché unique entre plusieurs pays signifie simplement qu'il n'existe pas d'obstacle aux échanges. Mais la liberté des transactions n'implique en rien l'existence d'une seule monnaie, d'une monnaie "unique", pas plus que celle d'une langue unique. Dans le domaine de la monnaie, comme dans tout autre domaine, la concurrence nous parait d'ailleurs préférable au monopole . Certes, la diversification des monnaies impose des coûts (coûts de transaction, coûts de risque, si les taux de change sont variables, etc..). Mais en contrepartie, elle maintient une plus grande liberté de choix pour les utilisateurs et elle incite les producteurs de chaque monnaie à offrir une monnaie de qualité - c'est-à-dire une monnaie peu inflationniste - pour surmonter la concurrence des autres monnaies. C'est pourquoi nous avons toujours défendu l'idée que le meilleur moyen de réaliser l'intégration monétaire européenne (ou mondiale) consistait tout simplement à instaurer la liberté de choix pour les utilisateurs de monnaie et même la liberté de proposer et de produire une monnaie (pas nécessairement d'origine publique).
Mais nous n'en sommes plus là en Europe, puisqu'il existe une banque centrale européenne, qui bénéficie d'un monopole pour la création de la monnaie sur l'espace de l'euroland, et puisque l'euro existe. Même si nous rêvons pour notre part d'un mode d'intégration monétaire totalement différent, acceptons donc le chemin qui a été effectué jusqu'à présent dans la direction d'une monnaie européenne qui -- à l 'instar des monnaies nationales existantes - est produite par un système public et hiérarchique (c'est-à-dire un système contrôlé par une banque centrale qui est par ailleurs publique, donc monopolistique). La question qui se pose maintenant consiste à savoir s'il est souhaitable et sage de continuer vers le but final, à savoir le remplacement effectif des monnaies nationales par l'euro. Et c'est là que nous retrouvons les préoccupations concrètes des Français. Car s'il nous semble clair qu'il faut répondre "non" à la question qui vient d'être posée, c'est parce que la grande majorité des Français a envie de répondre "non", qu'ils sont désorientés, qu'ils ont peur du grand changement à venir.
“ | l'euro n'est rien d'autre qu'une pure et terrifiante construction technocratique mise en oeuvre par la contrainte publique sans aucune considération pour les besoins concrets des citoyens. | ” |
Or, ils ont raison d'être inquiets et tel est le grand problème auquel nous sommes actuellement confrontés. Pour bien le comprendre il n'est peut-être pas inutile de se référer à un important débat de théorie économique . Pendant longtemps des économistes ont soutenu qu'il était incohérent de considérer, d'une part, que les individus détiennent de la monnaie parce qu'elle représente un pouvoir d'achat disponible (par exemple sous forme de biens et services) et, d'autre part, de définir le pouvoir d'achat en utilisant des prix monétaires qui résultent de l'offre et de la demande de monnaie. Autrement dit, il faudrait décider si c'est l'offre et la demande de monnaie qui déterminent les prix ou si ce sont les prix qui déterminent la demande de monnaie. Ce problème a été résolu par le grand économiste autrichien, Ludwig von Mises, qui a montré qu'il fallait se placer non pas à un moment précis pour résoudre cette apparente contradiction, mais dans le temps. Revenons donc de ce point de vue à l'origine de la monnaie. Avant que la monnaie ne soit généralement utilisée, il existait probablement des prix relatifs entre les biens, connus des personnes intéressées par ces biens. Supposons que l'or soit peu à peu sélectionné comme un bien monétaire - c'est-à-dire un bien désiré non pas pour lui-même, mais pour l'utilité indirecte qu'il fournit en tant que réserve de pouvoir d'achat. Les nouveaux utilisateurs de cette monnaie avaient accumulé une longue expérience leur permettant de savoir quelles quantités de différents biens ils pouvaient obtenir contre une unité d'or. Cette bonne information a rendu l'or de plus en plus désirable, les prix ont été de plus en plus fréquemment libellés en termes d'or, ce qui renforçait la désirabilité de l'or. Ainsi, la monnaie ne peut être utile et désirable que dans la mesure, non seulement, où elle constitue une réserve de pouvoir d'achat, mais aussi dans la mesure où les utilisateurs potentiels possèdent une bonne information sur ce pouvoir d'achat. C'est la raison pour laquelle il n'est pas possible de lancer une nouvelle monnaie ex nihilo (ce qui n'est pas le cas de tous les autres biens) : une banque qui lancerait une nouvelle unité monétaire appelée, par exemple, le "truc", sans lui donner une quelconque définition en termes d'un quelconque pouvoir d'achat, se heurterait à une demande totalement inexistante, de telle sorte que la monnaie en question resterait purement virtuelle. Et pourtant, si cet obstacle avait pu être surmonté et si le "truc" avait circulé depuis longtemps, des prix exprimés en "trucs" auraient existé et il aurait été possible pour les individus de connaître le pouvoir d'achat du "truc" et donc, éventuellement, de le demander et de le détenir.
Il est évident que l'euro n'est pas une monnaie ainsi créée ex nihilo, puisqu'il a une définition initiale en termes de monnaies nationales. Mais il n'empêche qu'il est introduit de manière telle que tout le processus d'acquisition de l'information sur les prix monétaires en termes d'eurso est inexistant. Le fait que les citoyens de l'euroland soient dans une large mesure incapables de se représenter facilement et spontanément ce que représente un prix en euro n'est pas du tout un phénomène mineur. C'est la nature même de l'euro et son utilité qui sont en cause. On commence à s'apercevoir maintenant que les constructivistes qui ont inventé et mis en place l'euro avaient ignoré à la fois les enseignements de la théorie monétaire et les besoins concrets des individus... Ceci signifie que l'euro - loin d'être ce faiseur de miracles qu'on a fait briller aux yeux des citoyens - est un destructeur. Avec lui, le calcul économique des individus devient difficile, certainement pour une longue période.
La solution existe
Par rapport à ce défaut majeur, les avantages de l'euro sont faibles et ne justifient pas son existence : il facilitera le calcul économique des producteurs et échangistes qui pratiquent souvent l'échange entre des pays qui ont eu jusqu'à maintenant des monnaies différentes ; il rendra plus aisé les voyages pour des citoyens européens à travers l'euroland. Mais ces avantages sont de peu de poids par rapport aux coûts concrets énormes que les citoyens vont devoir supporter.
La solution existe pourtant et elle est extrêmement simple : il suffit d'arrêter le processus d'introduction de l'euro au point où nous en sommes arrivés, c'est-à-dire de renoncer à la substitution obligatoire de l'euro aux monnaies nationales. Autrement dit, il convient simplement de décider que l'euro sera une monnaie parallèle (ou une monnaie commune) et non une monnaie unique. Ainsi, ceux qui sont régulièrement impliqués dans le commerce intra-européen, bénéficieront d'un instrument unique pour faire leurs transactions et leurs ordinateurs feront facilement les conversions nécessaires dans leur propre monnaie nationale ; les touristes pourront se déplacer à travers l'Europe en détenant seulement des euros, bénéficiant d'un pouvoir libératoire illimité sur tout le territoire européen, à l'instar des monnaies nationales ; mais les citoyens auront le droit de continuer à utiliser leurs monnaies nationales - celles avec lesquelles ils sont habitués à effectuer leurs calculs économiques. Et l'on verra bien si l'utilité de l'euro est telle que tous prennent l'habitude de l'utiliser et abandonnent progressivement l'usage de leurs monnaies nationales. Seule la concurrence, c'est-à-dire l'expérimentation, peut nous dire si l'euro est vraiment utile et désirable.
Cette solution aurait d'autres avantages : elle satisferait aussi bien les "pro-européens" - qui auraient ainsi leur symbole unificateur - que les "souverainistes" - qui s'attristent de la disparition des monnaies nationales - ou que les libéraux - qui déplorent le processus non concurrentiel de l'introduction de l'euro. Mais elle serait par ailleurs acceptable aussi bien pour les actuels pays de l'euroland que pour la Grande-Bretagne. Cette dernière devrait seulement accepter de donner un pouvoir libératoire illimité à l'euro, mais sans nécessairement décider un régime de taux de change rigoureusement fixes entre l'euro et la livre sterling. Enfin, cette solution donnerait à chaque pays - ce qui est précieux - les moyens d'une décision de sécession monétaire : dans le cas - qui ne peut pas être exclus - où la politique monétaire européenne ne lui paraîtrait pas satisfaisante, un pays pourrait ainsi, du jour au lendemain, quitter le système euro pour restaurer son propre système monétaire, tout simplement en laissant flotter le taux de change entre l'euro et sa monnaie.
Cette solution est donc souhaitable, elle serait accueillie avec soulagement par un nombre immense de Français (et d'Européens), elle est extrêmement facile à mettre en place. Il suffirait que les dirigeants d'un pays, la France par exemple, renoncent à imposer la substitution obligatoire de l'euro à la monnaie nationale au 1er janvier prochain.
Note
Extrait d'Euro92 (2002)