Philippe Simonnot, docteur ès sciences économiques, chroniqueur au journal Le Monde et au Figaro, enseigne aux universités de Paris X et de Versailles. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Son dernier essai, L'erreur économique vient de paraître aux Édition Denoël.
Marc Grunert, éditeur adjoint du QL pour la section européenne, s'entretient avec lui des conclusions de son précédent essai, L'invention de l'État. Économie du Droit, paru il y a un an aux Belles Lettres.
Marc Grunert: Professeur Simonnot, dans votre important ouvrage L’invention de l’État, vous faites une oeuvre pédagogique en donnant une leçon d’économie en quelques chapitres. Existe-t-il des vérités absolues en sciences économiques?
Philippe Simonnot: Tout dépend de l’idée que l’on se fait de la nature de la science économique. Si on la conçoit comme une science expérimentale, alors elle ne peut comporter aucune vérité absolue. Mais si on la conçoit, ce qui est mon cas, comme une science axiomatico-déductive, alors en effet elle peut délivrer des vérités absolues. Par exemple: si j’instaure un salaire minimum du type SMIC qui est forcément au-dessus du «prix du marché», le chômage sera plus élevé qu’il n’aurait été si je n’avais pas pris une telle mesure. Cela est vrai en tout temps et en tout lieu.
M. G.: Les économistes français et les politiciens pensent-ils encore dans le cadre des concepts keynésiens? En quoi ont-ils tort?
P. S.: Le succès des recettes keynésiennes («concept» est un trop grand mot pour elles) auprès des politiciens n’est pas surprenant, puisque les politiciens y trouvent une justifications à leurs interventions dans le domaine économique. C’est particulièrement le cas en France où le keynésianisme a répondu véritablement à une demande de l’État. Aussi bien l’ENA a-t-elle été imprégnée de cette doctrine depuis sa création en 1945, ce qui a contaminé Sciences-Politiques (où l’on prépare l’ENA) et nombre de Facultés de Sciences économiques. C’est pourquoi il y a si peu de différence entre la droite et la gauche classiques dans ce pays. Elles sont toutes deux dirigées par d’anciens énarques, pour la plupart keynésiens. Une catastrophe pour la France et qu’elle paye très cher. Car la doctrine keynésienne est une imposture comme je crois l’avoir démontré dans mon livre L’erreur économique, qui est en librairie depuis le 15 janvier 2004.
M. G.: Votre ouvrage porte le sous-titre «Économie du Droit». En quoi le Droit relève-t-il des catégories de la science économique?
P. S.: Ce qui définit l’économie n’est pas le caractère marchand du problème à traiter, mais sa nature: toute question qui pose un problème d’allocations des ressources et de choix dans le cadre d’une situation de rareté caractérisée par l’affrontement de finalités concurrentes relève de l’économie et peut être traitée par l’analyse économique. Ainsi n’y a-t-il aucune raison de penser que les gens cherchent à maximiser leur bien-être uniquement dans le champ économique et non dans les activités prétendument non économique, comme la recherche d’un conjoint, l’adultère, la procréation, le divorce, la drogue, la fréquentation d’une prostituée, le crime, le suicide, le langage, l’assistance à la messe, etc. Cela fait des années que je m’attache à étudier l’économie de ce qui n’est pas en apparence économique (guerre, sexe, sport, art, religion, santé, etc.). Je ne pouvais pas ne pas arriver au droit. Mais le champ est tellement large, excitant et important que je n’en suis pas encore sorti. Et peut-être n’en sortirai-je jamais...
M. G.: Dans ce même livre, vous conduisez logiquement le lecteur à une analyse de l’État que vous identifiez clairement à une maffia qui exploite la population. Il y a donc, selon vous, du point de vue politique, deux classes: les exploités et les hommes de l’État. Pourriez-vous nous résumer votre raisonnement?
P. S.: J’ai repris la vieille théorie de l’État-brigand – vieille, car on la trouve aussi bien chez Hésiode, Laozi que chez Saint Augustin. Mais à l’aide d’un modèle très simple, on peut montrer que la maffia à l’état pur augmentait le bien-être de la population par monopolisation et donc diminution du crime, alors que transformée en État elle réduisait ce bien-être, car alors c’est la population ordinaire qui est rançonnée, et non pas les brigands. C’est pourquoi l’État est le premier mode d’exploitation de l’homme par l’homme, et aussi le plus «pur» dans la mesure où il repose sur la contrainte physique.
M. G.: Votre analyse de l’exploitation étatique aboutit à l’idée d’un équilibre: autant d’exploiteurs et d’exploités que possible économiquement. Peut-on se contenter d’une telle conclusion? N’y a-t-il pas un Droit rationnel au-dessus du droit explicable selon les catégories économiques qui sont les vôtres? Je pense en particulier à la théorie du Droit établie par Rothbard dans L’éthique de la liberté.
P. S.: Rothbard est jusnaturaliste. Je dirais, malgré l’immense admiration que j’ai pour lui, que c’est sa faiblesse. Clairement, je ne suis pas jusnaturaliste. J’essaye, pour ma part, de fonder le droit sur le raisonnement économique. Mais, je l’avoue volontiers, c’est une tâche très ardue.
M. G.: Passons à quelques questions d’actualité. La construction politique européenne achoppe sur la Constitution. Pour ma part, je pense que si Constitution il doit y avoir, elle doit être de type hayékien, c’est-à-dire le moins possible soumise aux aléas de la politique conjoncturelle et forgée sur des principes garantissant les libertés individuelles, la liberté des échanges et les droits de propriété. Or cette Constitution européenne semble devoir évoluer vers une sacralisation des principes démocratiques: la majorité impose sa loi à la minorité. Comment analysez-vous cette évolution? Et quelle direction devrions-nous prendre, selon vous?
P. S.: Il faudrait reprendre complètement les travaux des Pères fondateurs (auto-proclamés) de la Commission Giscard. Et d’abord, poser la question: qu’a-t-on besoin d’une constitution européenne? S’il devait y en avoir une, elle devrait avoir au moins deux piliers: le droit de propriété et le droit de sécession, le premier impliquant le second, non seulement pour chaque État, mais aussi pour chaque région, au moins. Il est évident que la règle majoritaire est inapplicable en cette matière, et c’est bien pourquoi l’échec du sommet de Bruxelles était inévitable. En fait, les institutions européennes sont entrées dans une crise profonde, et dans la mesure où cette crise affaiblit le proto-super-État européen, je m’en réjouis.
M. G.: Comment analysez-vous la situation politique internationale faisant suite à la guerre de l’Irak?
P. S.: À une attaque «privée» (le 11 septembre), il fallait répondre par une riposte «privée», à l’aide de mercenaires. L’objectif final (la capture de Ben Laden et de Saddam Hussein) aurait pu être atteint à un «prix» beaucoup plus faible en termes de vies humaines et de dépenses militaires. Et remarquez que Ben Laden court toujours. La riposte étatique ne peut qu’avoir des effets négatifs, dont le moindre n’est pas le renforcement de l’État lui-même au détriment des libertés individuelles.
M. G.: La lutte contre l’islamisme occupe beaucoup d’esprits de droite libérale en France. La France, elle-même, est une terre d’accueil pour les musulmans. Y a-t-il, selon vous, un danger islamique en France? Et si c’est le cas, quelles sont, selon vous, les responsabilités des hommes de l'État français?
P. S.: Le «danger» islamique qui agite tant les esprits en ce moment n’est qu’une conséquence de la manière dont a été traitée l’immigration dans un pays comme la France.
Pour mieux comprendre le problème, il convient en effet de partir d’une situation imaginaire dans laquelle l’espace d’un pays donné serait totalement privé. Dans un tel contexte, aucune parcelle de territoire n’échapperait à l’appropriation privée par des personnes physiques ou morales et le problème de l’immigration, qui agite tant l’opinion, n’existerait tout simplement pas.
En effet, le principe qui gouvernerait la circulation des personnes dans une telle société consisterait à reconnaître la liberté fondamentale d’émigrer et d’immigrer. Chaque propriétaire n’admettrait, en revanche, chez lui que les personnes qu’il aurait librement invitées, qu’il s’agisse de compatriotes ou d’étrangers. Le droit de tout propriétaire n’est-il pas d’accepter ou de refuser librement qu’autrui puisse user des biens qu’il possède légitimement? Dans un tel contexte, il faudrait bien que ces invités prévoient à l’avance les frais de leur retour, quitte à demander à leur hôte d’y pourvoir s’ils ne peuvent les couvrir eux-mêmes. Et si l’hébergeant ne s’est pas assuré de la capacité financière de l’hébergé pour assurer les frais de retour, ce serait alors à lui d’en subir, au moins dans un premier temps, les conséquences en contribuant au financement de son départ, quitte ensuite à se retourner contre l’hébergé s’il le veut.
Or, aujourd’hui, c’est l’État qui prend en charge le billet de retour. Le gouvernement a essayé de faire machine arrière sur ce point, mais il a été condamné par le Conseil constitutionnel. De ce fait, si l’ami africain ou le lointain cousin d’Amérique, que j’ai invité à passer les Fêtes en France, n’a pas de quoi payer son billet de retour, je serais alors en droit de demander à l’État (et donc aux contribuables) de le lui offrir, en sorte de ne pas attenter au «principe d’égalité devant les charges publiques» pour reprendre l’argument des juges constitutionnels. À ce compte, je pourrais faire venir n’importe qui de n’importe quelle partie du monde en lui faisant entendre qu’il n’aura à payer que la moitié de ses frais de transport, le reste étant gracieusement offert par l’État français! S’il n’y avait pas d’espace public, je ne pourrais mettre dehors l’invité qui, s’incrustant chez moi, se transforme en intrus, et sauf à trouver un autre hébergement forcément privé, je serais bien obligé de lui payer son retour.
Cet exemple illustre bien combien, en réalité, l’immigration n’est cause de difficultés que parce qu’il existe un espace public – lequel a de multiples formes: chemins, routes, voies ferrées, gares, parcs, jardins, plages, quais, écoles, piscines, stades, hôpitaux, hospices, églises, prisons, etc. C’est, en effet, seulement parce qu’existe un espace public que l’on peut distinguer les nationaux des étrangers. Et comme l’accès aux espaces publics est sinon toujours gratuit, du moins tarifé au-dessous de son prix coûtant, le gouvernement est bien obligé de procéder à des rationnements quantitatifs et donc de contrôler les frontières, d’instaurer des visas, des quotas d’immigration et d’imaginer tant d’autres mesures du même ordre, qui ont toutes un coût pour le budget de l’État et donc pour le contribuable.
Le droit d’exclusion, qui devrait appartenir aux propriétaires, le voici en quelque sorte étatisé. Il en résulte une complexité croissante des normes en matière d’immigration et un recours de plus en plus fréquent à des solutions brutales et inhumaines en la matière tout simplement parce qu’elles sont fondées sur des critères collectifs et nationalistes.
M. G.: Pour finir, parlons de la mondialisation. Dans votre livre qui rassemble des chroniques historiques, Vingt et un siècles d’économie, transparaît l’idée que la mondialisation n’est pas un phénomène nouveau. Pouvons-nous soutenir que la mondialisation des échanges est un facteur civilisateur? Et qu'en est-il de la mondialisation politique, qui est un facteur de centralisation du pouvoir de contrainte à l'échelle mondiale?
P. S.: L'échange librement consenti est toujours un facteur de civilisation. Et cela depuis l'origine de l'humanité. Quant à ce que vous appelez la mondialisation politique, si elle devait conduire à un super-État mondial, ce serait évidemment une catastrophe. Mais cela n'a rien à voir avec la «mondialisation économique» qui n'est pour moi que le libre-échange généralisé. L'une est donc le contraire de l'autre. Mais l'on peut combattre l'une par l'autre et réciproquement. L'échange libre est la meilleure arme que l'on puisse trouver contre un ordre mondial imposé par le haut.
M. G.: L’État est-il l’ennemi du libéral?
P. S.: Une distinction s’impose entre deux formes de libéralisme. Pour les néo-libéraux, l’État est nécessaire tandis que pour les libéraux «libertariens», il ne l’est pas. Le libéralisme étatique autorise les interventions de l’État en fonction des contingences, de la force des groupes de pression, des majorités politiques. Le libéralisme à la Raffarin et le socialisme à la Jospin relèvent de cette catégorie. Pour les libéraux étatistes, le marché est une sorte de bête sauvage qui a besoin d’être domptée, car livré à lui-même, le marché aboutit à des catastrophes (sous-emploi, inégalités, crise financière). Mais cette démarche est vaine. On s’en aperçoit tous les jours.
Le seul ennemi authentique de l’État, c’est le libertarien. Ajoutez à cela qu’aux États-Unis liberal est plus proche de social-démocrate que de libéral au sens français du terme.
Pour éviter toutes confusions, en ce qui me concerne, je ne me réclame jamais du libéralisme. Je me revendique seulement en tant qu’économiste.
M. G.: Professeur Simonnot, merci.
P. S.: Merci.
Bibliographie sélective
Chez Gallimard
- 39 leçons d’économie contemporaine, Folio Inédit, 1998, prix spécial 1999 du jury du Maxim’s Business Club, à ce jour réédité huit fois.
- Doll’art, coll. Au vif du sujet, 1990.
- Homo sportivus, Sport, capitalisme et religion, coll. Au vif du sujet, 1988.
Aux Belles Lettres
- Vingt et un siècles d’économie, avril 2002, prix Rossi de l’Académie française 2002.
- L’invention de l’État, février 2003.
Chez d’autres éditeurs
- L’Avenir du système monétaire, Robert Laffont, 1973.
- Clés pour le pouvoir monétaire, Seghers, 1974.
- Le Monde et le pouvoir, préface de Michel Le Bris, Jean-Pierre Le Dantec, Jean-Paul Sartre, Presses d’Aujourd’hui, 1977.
- Les Nucléocrates, Presses universitaires de Grenoble, 1978.
- Mémoire adressé à monsieur le Premier ministre sur la guerre, l’économie et les autres passions humaines qu’il s’agit de gouverner, Le Seuil, 1981.
- Le Grand Bluff économique des socialistes, Jean-Claude Lattès, 1982.
- Le sexe et l’économie, Jean-Claude Lattès, 1985.
- Meir Kahane, le rabbin qui fait peur aux juifs, en collaboration avec Raphaël Mergui, Favre, 1985.
- Le secret de l’armistice, 1940, Plon, 1990.
- Juifs et Allemands, pré-histoire d’un génocide, PUF, 1999.
- Mitterrand et les patrons, en collaboration avec Yvon Gattaz, Fayard 2000.