Maître de conférences à l'université Paris-I, Vincent Valentin publie une anthologie de textes signés Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), intitulée Liberté, partout et toujours (Les Belles Lettres, 368 p., 27 €). Entretien.
Cette anthologie de Proudhon paraît dans une collection baptisée "Bibliothèque de la liberté". Le père de l'anarchisme y côtoie Benjamin Constant ou Friedrich A. Hayek. Peut-on vraiment présenter Proudhon comme un penseur "libéral" ?
Proudhon partage avec la pensée libérale une série de principes qui lui permettent d'organiser l'anarchie : la concurrence, la propriété privée, le contrat, le fédéralisme et, plus que tout, le refus de voir la société prise en charge par l'Etat. En même temps, il reste un socialiste, et ce qui le distingue des libéraux classiques, qu'il appelle "les économistes de l'école anglaise", c'est qu'il veut agir directement sur la situation des classes ouvrières, autrement que par les seules vertus du marché. Aux libéraux, il reproche de se satisfaire d'une répartition du capital qui est le résultat de siècles d'exploitation, et qui ne correspond à aucun principe de justice. C'est le sens de sa célèbre formule : "La propriété, c'est le vol." Aux socialistes, il reproche de ne penser le progrès social que par les moyens liberticides de l'Etat.
Ainsi Proudhon élabore-t-il un socialisme sans Etat et un libéralisme pour les pauvres. D'un côté, il veut utiliser les moyens libéraux, à commencer par la propriété privée, pour émanciper la classe ouvrière. D'un autre côté, contre le libéralisme classique, il éprouve une méfiance totale à l'égard de la politique. Pour lui, la démocratie représentative est une façon perverse de renforcer le pouvoir de l'Etat.
A vous lire, l'autogestion telle que Proudhon la pense aurait plus d'un trait commun avec les conceptions de certains "libertariens" ou "anarcho-capitalistes", comme par exemple Robert Nozick (1938-2002). Comment expliquer cette convergence ?
Les plus anarchistes des libéraux contemporains tentent eux aussi d'organiser la société sans Etat. Du coup, ils sont obligés de penser le versant positif de la liberté, et non plus seulement le versant négatif, comme l'essentiel du libéralisme classique. Une fois qu'on est délivré de la menace démocratique, c'est-à-dire de la domination de la majorité, alors il est possible d'imaginer un nouvel ordre social en rupture avec la tradition, qui permette d'envisager l'émancipation des plus pauvres, mais cette fois sur la base d'un contrat.
Dans cette perspective, autogestion et autorégulation se rejoignent. Dans les deux cas, la société civile s'organise de façon non hiérarchique : par la forme du contrat, on réintroduit de la politique, laquelle s'exprime, chez Proudhon, dans la commune et la fédération, et, chez les actuels anarcho-capitalistes, soit à travers le choix d'une agence de droit et de protection privée, soit par l'adhésion à une des communautés qui forment ce que Nozick nomme un "canevas d'utopie".
N'y a-t-il pas un paradoxe supplémentaire à lire Proudhon comme un théoricien "libéral", alors qu'il tenait par ailleurs, sur certains problèmes sociaux, et notamment sur la question de la famille ou des femmes, des positions très autoritaires ?
Proudhon incarne effectivement ce paradoxe : il est totalement libre et innovateur sur les plans économique et politique, et totalement soumis aux préjugés les plus éculés sur la question des femmes (ou, marginalement, des juifs). En effet, il considère que la femme est faite pour la soumission à l'homme, qu'elle trouve là son bonheur. On peut expliquer ce paradoxe par le fait que Proudhon voit dans la famille la cellule de base de l'anarchie, et qu'il veut la préserver d'une dissolution à laquelle pourrait conduire la de libération des moeurs. D'une façon générale, Proudhon entend bien libérer les hommes de la soumission à l'autorité de l'Etat davantage que des pesanteurs de la sphère privée. Cet ordre de priorité le rattache encore une fois au libéralisme.
Propos recueillis par Jean Birnbaum