Différences entre les versions de « Claude Harmel:La pensée libérale et les questions sociales »

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Leur responsabilité ainsi nettement établie, une fois pour toutes, les employeurs n'avaient plus qu'à s'assurer - et ce sont les compagnies d'assurances privées qui, jusqu'au 31 décembre 1945, couvrirent les accidents du travail, avant que ce « risque » ne fût intégré dans le système unique de Sécurité sociale, d'ailleurs avec un statut un peu particulier.
Leur responsabilité ainsi nettement établie, une fois pour toutes, les employeurs n'avaient plus qu'à s'assurer - et ce sont les compagnies d'assurances privées qui, jusqu'au 31 décembre 1945, couvrirent les accidents du travail, avant que ce « risque » ne fût intégré dans le système unique de Sécurité sociale, d'ailleurs avec un statut un peu particulier.
== Victoires funestes du socialisme ==
Il n'était pas impossible, théoriquement du moins, que des sociétés de type commercial assurent pareillement les gens sur la maladie ou leur garantissent une pension pour le temps où ils seraient parvenus à l'âge de la retraite, mais les tentatives qui furent faites en ce sens, sans être tout à fait stériles, se heurtèrent à maints obstacles, et notamment aux convictions que les socialistes d'à peu près toutes les écoles avaient ancrées dans la tête d'une majorité des militants ouvriers: à savoir que l'ouvrier qui ne pouvait plus gagner sa vie parce qu'il était malade, invalide ou trop âgé devait être pris en charge par la société sans qu'il eût versé ni lui ni ses camarades la moindre cotisation. Même les anarchistes se ralliaient à cette conception étatiste, sauvant les apparences en parlant de prise en charge par la société et non par l'État, retrouvant leurs marques quand ils préconisaient la suppression des armées permanentes et de quelques autres institutions inutiles - la présidence de la République, le Sénat, le budget des cultes - pour assurer le financement des retraites pour la vieillesse. Ces prestations perçues gratuitement sans la contrepartie d'une cotisation quelconque, n'était-ce pas déjà un peu de cette « prise au tas » qui serait la loi économique, sociale et même morale de la société libertaire!
Incontestablement, en ce domaine, le socialisme a marqué des points contre la pensée libérale.
Le 5 avril 1910, une loi dont le projet initial avait été déposé par Alexandre Millerand en 1899, institua, assez pauvrement, les retraites ouvrières et paysannes, les ROP, mais la Cour de Cassation, invitée à se prononcer sur des dispositions équivoques de cette loi, arrêta que l'adhésion aux caisses de retraites était facultatif : pour y être inscrit, chaque salarié devait en faire expressément la demande à son employeur l'autorisant ainsi à prélever sur son salaire la part ouvrière de la cotisation, l'obligeant du même coup à y ajouter une part égale au titre de la cotisation patronale.
Cette disposition porte effectivement la marque d'un certain libéralisme puisque les ouvriers n'étaient pas obligés de s'assurer pour leurs vieux jours, et les socialistes pourraient ironiser sur le peu d'efficacité des libertés individuelles: ils ne furent pas nombreux, en effet, les ouvriers qui se firent inscrire, qui demandèrent qu'on leur retînt une partie de leur salaire.
C'est que la liberté, la vraie, n'est pas le laisser-aller, l'insouciance, l'abandon de son propre sort au hasard des circonstances. Elle a toujours quelque chose d'héroïque. Elle demande que chacun fasse un effort sur soi-même, que l'on se contraigne, que l'on gouverne sa vie. Mais allez donc demander cet effort à des ouvriers à qui l'on a répété que s'inscrire ne leur servirait à rien, car ils seraient morts avant l'âge de toucher leur pension (« la retraite pour les morts »), que le gouvernement n'avait cherché qu'à constituer, grâce à la capitalisation, un trésor de guerre au sens étroit du terme (oui, on a lu cela sous des plumes syndicales et non des moindres: la loi des retraites n'était qu'une façon insidieuse de préparer la guerre!). Voilà qui incitait d'autant moins à faire des sacrifices, si petits qu'ils fussent, qu'en même temps la propagande socialiste continuait d'assurer que les temps étaient proches où l'État prendrait en charge l'invalide, le vieillard, la veuve et l'orphelin.
== Échecs et victoires de la pensée libérale ==
Il faudrait refaire du point de vue de la pensée libérale, l'histoire de notre système français de Sécurité sociale pour se rendre compte que si les socialistes ont trop souvent imposé leur façon de penser, quelques--uns des dispositifs de ce système ont porté et même portent encore la marque libérale.
Au lendemain de la guerre de 1914-1918, Alexandre Millerand entreprit de doter les classes laborieuses d'un système d'assurances sociales, projet qui ne devait aboutir que dix ans plus tard; ce fut la loi du 5 avril 1928, promulguée alors que Poincaré était président du Conseil. Le système mis en place était très étatique, et la CGT, qui avait dénoncé cet étatisme tout au long des années d'élaboration de la loi (aidée en cela par la CFTC) continua sa campagne après l'instauration du système. Tardieu, président du Conseil et Laval, ministre du Travail (et ancien avocat de la CGT) donnèrent satisfaction aux syndicalistes - qui, dans cette occurrence, représentait la pensée libérale -en rectifiant le premier texte par une loi du 30 avril 1930.
Il n'y aurait plus un seul régime, mais deux, l'un pour l'agriculture, l'autre pour le commerce et l'industrie. Au lieu d'une cotisation unique, deux cotisations distinctes, l'une pour les risques de répartition (la maladie), l'autre pour les risques de capitalisation (la vieillesse). On conserverait le réseau des caisses départementales d'Etat créées par la loi de 1928, mais à cette caisse, à l'origine unique, pouvaient s'adjoindre dans chaque département des caisses primaires de répartition ou de capitalisation fondées par les sociétés de secours mutuels, les syndicats professionnels d'employeurs ou de salariés, des assurés groupés spontanément, caisses auxquelles l'affiliation des assurés était libre et qui reçurent bientôt la dénomination familière de « caisses d'affinité », la caisse départementale d'État étant assez peu aimablement baptisée « caisse des résidus » . Une caisse de réassurance unique groupait les différentes caisses primaires. Celles-ci étaient gérées selon les principes de la mutualité, ce qui impliquait une certaine liberté pour, dans le cadre des taux fixés par la loi, adapter les dépenses aux ressources, les ressources aux dépenses.
Comment ne pas songer aux recommandations de Bastiat dans ses Harmonies économique s?
« Pour que la surveillance que les associés [membres des sociétés de secours mutuels] exercent les uns sur les autres ait lieu et porte ses fruits, il faut que les sociétés de secours mutuels soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu'elles puissent faire plier leurs règlements aux exigences de la localité. »
Suivait cette mise en garde qu'on a trop peu écoutée :
« Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur les contribuables, car, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel que l'État contribue à une oeuvre si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire? Première injustice: faire entrer de force dans la société et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions des secours. Ensuite, sous prétexte d'unité, de solidarité, il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule, soumise à un règlement uniforme.
Mais que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt, quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun, quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser, quand aura cessé toute surveillance mutuelle et que feindre une maladie ne sera qu'un bon tour joué au gouvernement?
Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre, mais, ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police. »
Le langage a un peu vieilli, mais comme il est aisé, un siècle et demi plus tard, de faire la transposition! En 1939, au moment de la déclaration de guerre, on comptait autant d'affiliés aux caisses d'affinité qu'aux caisses de résidus et le nombre des premiers ne cessait de croître. On était dans la bonne voie.
Hélas! à la Libération, l'esprit du temps était à la centralisation sous l'égide de l'État, pour ne pas dire au totalitarisme. Il fut donc décidé que l'ancien système des assurances sociales, encore trop marqué de libéralisme, serait transformé de fond en comble. Non seulement la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale étendra à tous les Français résidant sur le territoire métropolitain le bénéfice des législations sur la sécurité sociale - ce qui aurait pu se faire au moyen d'organismes divers - publics ou privés, mais auparavant (et ce fut là la métamorphose essentielle, et l'atteinte décisive au libéralisme) l'ordonnance du 4 octobre 1945 avait imposé « l'unicité des caisses », l'unicité de l'ensemble du système, faisant disparaître d'un seul coup toute concurrence entre les caisses et la possibilité pour les assurés de participer vraiment à la gestion des organismes de Sécurité sociale, condamnés à prendre de plus en plus l'allure et l'esprit d'une administration d'État.
Bref, l'idée directrice était qu'une organisation unique de Sécurité sociale devait assurer tous les citoyens (et même quelques autres) contre tous les risques « en donnant à ce mot un sens très large, puisque, pour s'en tenir à cet exemple, la CGT proposait que les congés payés fussent pris en charge par la Sécurité sociale, celle-ci étant financée par une cotisation unique, unique parce que payée à la fois par les ouvriers et par les employeurs (la part de ceux-ci devant progressivement englober l'ensemble de la cotisation), unique aussi parce qu'elle serait versée à une seule caisse sans affectation particulière à chacun des risques.
Ainsi, une part énorme des besoins des individus serait prise en charge par la collectivité, à travers le système unique de Sécurité sociale. Les hommes ne seraient plus payés selon leur travail. Une partie du prix de leur travail ne leur serait pas remise, mais versée dans une caisse où une administration puiserait pour aider les gens à faire face à un nombre de plus en plus élevé de leurs besoins, et cela en fonction de leur dépenses et non en fonction de leur gain.
C'était un pas décisif vers la réalisation du célèbre principe de Louis Blanc: A chacun selon ses besoins. Certes, dans toute société, fût-elle la plus libéralement gouvernée du monde, l'État prélève une partie des revenus individuels, par l'impôt, direct et indirect, et par diverses cotisations, pour financer des services et équipements collectifs, qui servent indistinctement à tout le monde, quel que soit le revenu de chacun. Tout État est donc dans une certaine mesure socialiste. La différence entre celui qu'on peut dire socialiste et celui qui reste libéral réside dans la proportion selon laquelle s'effectue le partage des revenus personnels, entre le salaire direct et ce qu'on a appelé le salaire social. Un État, une société sont d'autant plus socialistes qu'est plus grand ce qu'on désigne désormais sous le nom de prélèvements, c'est-à-dire la part du salaire qui n'est pas remise à celui qui a gagné ce salaire pour qu'il en use à son gré, mais qui va alimenter une caisse publique qui le reversera à ceux qui en auront besoin.
A partir du moment où le taux des prélèvements atteint un niveau qu'il n'est pas possible de déterminer, mais qui doit être d'autant plus élevé que la société est plus riche, on passe à un autre type de société. Il y a, comme disent les dialecticiens à la mode de Hegel, renversement de la quantité dans la qualité. A partir en effet du moment où les individus ne seront plus rémunérés en fonction de leur travail, formule libérale, mais en fonction de leurs besoins, quel que soit leur apport personnel en fait de travail, de production des richesses, il faut trouver à l'activité économique, à l'effort de production ou de service qu'on demande aux individus, d'autres mobiles que le besoin de gagner sa vie, que la soif du profit, que l'appât du gain: ou un sens civique porté au paroxysme, un dévouement héroïque à la collectivité, ou la peur de la répression, la contrainte universelle - les deux d'ailleurs pouvant s'épauler l'un l'autre, comme on a vu. Bref, dans l'esprit des promoteurs de la Sécurité sociale, la marche au socialisme passait sans doute par la socialisation de la propriété (les nationalisations), mais aussi et peut-être surtout par la socialisation des salaires.
La réalisation de ce gigantesque et funeste projet s'est heurtée tout d'abord à des difficultés matérielles: la France exsangue de 1945-1946 était incapable de financer pareilles dépenses, et il a fallu remettre à plus tard la couverture de certains risques et de certaines catégories de la population. Il a fallu aussi tenir compte des résistances du bon sens, des avantages acquis, de légitimes intérêts.
Les syndicalistes les plus entichés d'unicité ont tout de suite posé que la couverture des accidents du travail devait conserver une autonomie quasi totale au sein du système. De même, on s'est résigné à respecter l'autonomie des régimes de retraite qui existaient déjà, du moins jusqu'au jour où le régime général de la Sécurité sociale serait en mesure de verser des pensions de retraite aussi élevées que les leurs. Ce sont nos régimes spéciaux. Les syndicalistes chrétiens finirent par obtenir qu'une partie fixe de la cotisation fût affectée aux allocations familiales.
Bref, la Sécurité sociale n'a pas été d'emblée aussi totalitaire que le souhaitaient ses fondateurs. Depuis lors, la pensée libérale a connu quelques succès dans l'évolution de la protection sociale. Le 14 mars 1947, une première convention collective (une convention et non une loi) instaurait, pour les cadres, un système de retraites complémentaires extérieur à la Sécurité sociale, et, depuis, d'autres conventions ont mis en place des systèmes analogues pour les diverses catégories de salariés.
Atteinte plus grave encore au monopole de la Sécurité sociale. Ses promoteurs avaient pensé qu'elle couvrirait un jour le risque chômage. La convention du 31 décembre 1958, en créant les Assedic (qu'une autre convention devait coordonner au moyen de l'Unedic) soustrayait, et pour une longue période qui est loin sans doute d'être à son terme, l'assurance chômage au régime général de la sécurité sociale.
On se sentait en droit d'espérer que, les esprits ayant changé, on allait assister par étape à une libéralisation de la sécurité sociale, à un abandon progressif de son principe unitaire, ce qui aurait rendu ses comptes plus lisibles et permit d'intéresser les « assujettis » à la qualité de la gestion des branches et des caisses, de les arracher à l'état d'assisté, d'assisté grincheux et ingrat, mais assisté quand même, et de les élever au rang de citoyen responsable.
Georges Pompidou a tenté cette métamorphose en 1967. Non seulement il a voulu séparer financièrement les diverses branches de la sécurité sociale, ne serait-ce que pour y voir plus clair, mais, par une sorte de retour aux sources mutualistes de la protection sociale collective, il envisageait de conférer aux conseils d'administration des caisses primaires des pouvoirs considérables dans la gestion, jusqu'à celui d'augmenter les cotisations ou de diminuer les prestations pour équilibrer leur budget, dont les déficits ne pourraient plus être comblés par la compensation entre les caisses que dans les limites restreintes.
Sans doute se faisait-il encore quelques illusions sur ce qu'un siècle plus tôt Proudhon avait appelé « la capacité politique des classes ouvrières » (un vœu ou un espoir plutôt qu'un fait). Consultés, les meilleurs des syndicalistes doutèrent de pouvoir trouver dans leurs rangs assez d'administrateurs capables d'assumer de telles responsabilités, capables de résister aux mécontentements des « assujettis », cultivés par les démagogues, et le projet fut aux trois quarts abandonné.
Depuis, entraîné par sa logique interne, le système a repris sa progression dans la voie de l'unification, du monopole - de l'irresponsabilité des assujettis. Ainsi en va-t-il de la réforme mise en train par Alain Juppé en 1995, réforme courageuse assurément, mais mal orientée puisqu'elle engage l'évolution, irréversiblement peut-être, dans la voie d'un service national de santé, financé par l'impôt et, de ce fait, contrôlé et géré tôt ou tard en totalité par l'État.
La partie est-elle perdue pour la pensée libérale dans le domaine de la protection sociale collective ? Rien n'est jamais joué, et il reste permis d'espérer que les Français se souviendront avant le temps des catastrophes que, comme l'écrivait Bastiat, « ce n'est jamais sans créer pour l'avenir de grands dangers et de graves difficultés qu'on soustrait l'individu aux conséquences de ses propres actes ».
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