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Il est si faux que ce grand homme abandonnât le soin des campagnes, que le ministère anglais, sachant combien la France avait été dénuée de bestiaux dans les temps misérables de la Fronde, et proposant en 1667 de lui en vendre d'Irlande, il répondit qu'il en fournirait à l'Irlande et à l'Angleterre à plus bas prix. | Il est si faux que ce grand homme abandonnât le soin des campagnes, que le ministère anglais, sachant combien la France avait été dénuée de bestiaux dans les temps misérables de la Fronde, et proposant en 1667 de lui en vendre d'Irlande, il répondit qu'il en fournirait à l'Irlande et à l'Angleterre à plus bas prix. | ||
Cependant c'est dans ces belles années qu'un Normand nommé Boisguilbert, qui avait perdu sa fortune au jeu, voulut décrier l'administration de Colbert, comme si les satires eussent pu réparer ses pertes. C'est ce même homme qui fit depuis la Dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban, et cent barbouilleurs de papier s'y trompent encore tous les jours. | Cependant c'est dans ces belles années qu'un Normand nommé Boisguilbert, qui avait perdu sa fortune au jeu, voulut décrier l'administration de Colbert, comme si les satires eussent pu réparer ses pertes. C'est ce même homme qui fit depuis la Dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban, et cent barbouilleurs de papier s'y trompent encore tous les jours.<ref>Même erreur que dans ''L’Homme aux quarante écus''. Voir infra, p.91</ref> Mais les satires ont passé, et la gloire de Colbert est demeurée. | ||
Avant lui on n'avait nul système d'amélioration et de commerce. Il créa tout, mais il faut avouer qu'il fut arrêté dans les œuvres de sa création, par les guerres destructives que l'amour dangereux de la gloire fit entreprendre à Louis XIV. Colbert avait fait passer au conseil un édit par lequel il était défendu, sous peine de mort, de proposer de nouvelles taxes et d'en avancer la finance pour la reprendre sur le peuple avec usure. Mais à peine cet édit fut-il minuté, que le roi eut la fantaisie de punir les Hollandais ; et cette vaine gloire de les punir obligea le ministre d'emprunter, dans le cours de cette guerre inutile, quatre cent millions de ces mêmes traitants qu'il avait voulu proscrire à jamais. Ce n'est pas assez qu'un ministre soit économe, il faut que le roi le soit aussi. | Avant lui on n'avait nul système d'amélioration et de commerce. Il créa tout, mais il faut avouer qu'il fut arrêté dans les œuvres de sa création, par les guerres destructives que l'amour dangereux de la gloire fit entreprendre à Louis XIV. Colbert avait fait passer au conseil un édit par lequel il était défendu, sous peine de mort, de proposer de nouvelles taxes et d'en avancer la finance pour la reprendre sur le peuple avec usure. Mais à peine cet édit fut-il minuté, que le roi eut la fantaisie de punir les Hollandais ; et cette vaine gloire de les punir obligea le ministre d'emprunter, dans le cours de cette guerre inutile, quatre cent millions de ces mêmes traitants qu'il avait voulu proscrire à jamais. Ce n'est pas assez qu'un ministre soit économe, il faut que le roi le soit aussi. | ||
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C'est là, ce me semble, la pierre philosophale de la finance ; à cela près que cette nouvelle pierre philosophale est aisée à trou-ver, et que celle des alchimistes est un rêve. | C'est là, ce me semble, la pierre philosophale de la finance ; à cela près que cette nouvelle pierre philosophale est aisée à trou-ver, et que celle des alchimistes est un rêve. | ||
Il me paraît que votre secret est surtout de diminuer les impôts pour augmenter la recette. Vous confirmez cette vérité, qu'on pourrait prendre pour un paradoxe, en rapportant l'exemple de ce que vient de faire un homme plus instruit peut-être que Sully, et qui a d'aussi grandes vues que Colbert, avec plus de philo-sophie véritable dans l'esprit que l'un et l'autre. | Il me paraît que votre secret est surtout de diminuer les impôts pour augmenter la recette. Vous confirmez cette vérité, qu'on pourrait prendre pour un paradoxe, en rapportant l'exemple de ce que vient de faire un homme plus instruit peut-être que Sully, et qui a d'aussi grandes vues que Colbert, avec plus de philo-sophie véritable dans l'esprit que l'un et l'autre. <ref>[[Turgot]]</ref> Pendant l'année 1774, il y avait un impôt considérable établi sur la marée fraîche ; il n'en vint, le carême, que cent cinquante-trois chariots. Le ministre dont je vous parle diminua l'impôt de moitié ; et cette année 1776, il en est venu cinq cent quatre-vingt seize chariots ; donc le roi, sur ce petit objet, a gagné plus du double ; donc le vrai moyen d'enrichir le roi et l'état est de diminuer tous les impôts sur la consommation ; et le vrai moyen de tout perdre est de les augmenter. | ||
J'admire avec vous celui qui a démontré par les faits cette grande vérité. Reste à savoir comment on s'y prendra sur des objets plus vastes et plus compliqués. Les machines qui réus-sissent en petit n'ont pas toujours les mêmes succès en grand ; les frottements s'y opposent. Et quels terribles frottements que l'intérêt, l'envie et la calomnie ! | J'admire avec vous celui qui a démontré par les faits cette grande vérité. Reste à savoir comment on s'y prendra sur des objets plus vastes et plus compliqués. Les machines qui réus-sissent en petit n'ont pas toujours les mêmes succès en grand ; les frottements s'y opposent. Et quels terribles frottements que l'intérêt, l'envie et la calomnie ! | ||
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Je vis dans mon canton une douzaine de laboureurs, mes frères, qui lisaient cet édit sous un de ces tilleuls qu'on appelle chez nous un rosni, parce que Rosni, duc de Sully, les avait plantés. | Je vis dans mon canton une douzaine de laboureurs, mes frères, qui lisaient cet édit sous un de ces tilleuls qu'on appelle chez nous un rosni, parce que Rosni, duc de Sully, les avait plantés. | ||
Comment donc ! disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des édits ; ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle en style inintelligible ; et en voici un qui nous rend notre liberté, et j'en entends tous les mots sans peine ! voilà la première fois chez nous qu'un roi a raisonné avec son peuple ; l'humanité tenait la plume, et le roi a signé. Cela donne envie de vivre : je ne m'en souciais guère auparavant. Mais, surtout, que ce roi et son ministre vivent. | Comment donc ! disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des édits ; ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle en style inintelligible ; et en voici un qui nous rend notre liberté, et j'en entends tous les mots sans peine ! voilà la première fois chez nous qu'un roi a raisonné avec son peuple ; l'humanité tenait la plume, et le roi a signé. Cela donne envie de vivre : je ne m'en souciais guère auparavant. Mais, surtout, que ce roi et son ministre vivent. <ref>Édit de 1773 de libéralisation du commerce des grains, rédigé par Turgot, et signé par le Roi Louis XVI.</ref> | ||
Cette rencontre, ces discours, cette joie répandue dans mon voisinage, réveillèrent en moi un extrême désir de voir ce roi et ce ministre. Ma passion se communiqua au bon vieillard qui venait de lire l'édit du 13 septembre sous le rosni. | Cette rencontre, ces discours, cette joie répandue dans mon voisinage, réveillèrent en moi un extrême désir de voir ce roi et ce ministre. Ma passion se communiqua au bon vieillard qui venait de lire l'édit du 13 septembre sous le rosni. | ||
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Je m'approchai de cet homme ; je lui dis : Monsieur, vous me paraissez échauffé, voudriez-vous me faire l'honneur de vous rafraîchir dans ma charrette ? j'ai de bon vin. Il ne se fit pas prier. Mes amis, dit-il, je suis habitué de paroisse. Quelques-uns de mes confrères et moi nous conduisons ce cher peuple. Nous avons reçu de l'argent pour cette bonne œuvre. Nous jetons tout le blé qui nous tombe sous la main, de peur de la disette. Nous allons égorger dans Paris tous les boulangers pour le maintien des lois fondamentales du royaume. Voulez-vous être de la partie ? | Je m'approchai de cet homme ; je lui dis : Monsieur, vous me paraissez échauffé, voudriez-vous me faire l'honneur de vous rafraîchir dans ma charrette ? j'ai de bon vin. Il ne se fit pas prier. Mes amis, dit-il, je suis habitué de paroisse. Quelques-uns de mes confrères et moi nous conduisons ce cher peuple. Nous avons reçu de l'argent pour cette bonne œuvre. Nous jetons tout le blé qui nous tombe sous la main, de peur de la disette. Nous allons égorger dans Paris tous les boulangers pour le maintien des lois fondamentales du royaume. Voulez-vous être de la partie ? | ||
Nous le remerciâmes cordialement, et nous prîmes un autre chemin dans notre charrette pour aller voir le roi. | Nous le remerciâmes cordialement, et nous prîmes un autre chemin dans notre charrette pour aller voir le roi. <ref>Ces événements, qu'on qualifia plus tard de Guerre des Farines, affaiblirent grandement Turgot, et participèrent à sa chute. Sur ce point, voir l'étude classique d'Edgar Faure : ''La Disgrâce de Turgot'' (Gallimard, 1961)</ref> | ||
En passant par Paris, nous fûmes témoins de toutes les horreurs que commit cette horde de vengeurs des lois fonda-mentales. Ils étaient tous ivres et criaient d'ailleurs qu'ils mou-raient de faim. Nous vîmes à Versailles passer le roi et la famille royale. C'est un grand plaisir ; mais nous ne pûmes avoir la consolation d'envisager l'auteur de notre cher édit du 13 sep-tembre. Le gardien de sa porte m'empêcha d'entrer. Je crois que c'est un Suisse. Je me serais battu contre lui si je m'étais senti le plus fort. Un gros homme qui portait des papiers me dit : Allez, retournez chez vous avec confiance, votre homme ne peut vous voir ; il a la goutte, il ne reçoit pas même son médecin, et il travaille pour vous. | En passant par Paris, nous fûmes témoins de toutes les horreurs que commit cette horde de vengeurs des lois fonda-mentales. Ils étaient tous ivres et criaient d'ailleurs qu'ils mou-raient de faim. Nous vîmes à Versailles passer le roi et la famille royale. C'est un grand plaisir ; mais nous ne pûmes avoir la consolation d'envisager l'auteur de notre cher édit du 13 sep-tembre. Le gardien de sa porte m'empêcha d'entrer. Je crois que c'est un Suisse. Je me serais battu contre lui si je m'étais senti le plus fort. Un gros homme qui portait des papiers me dit : Allez, retournez chez vous avec confiance, votre homme ne peut vous voir ; il a la goutte, il ne reçoit pas même son médecin, et il travaille pour vous. | ||
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Nous retrouvâmes sur notre route quelques-uns de ces auto-mates grossiers à qui on avait persuadé de piller Pontoise, Chantilli, Corbeil, Versailles, et même Paris. Je m'adressai à un homme de la troupe, qui me paraissait repentant. Je lui demandai quel démon les avait conduits à cette horrible extravagance. Hélas ! monsieur, je ne puis répondre que de mon village. Le pain y manquait : les capucins étaient venus nous demander la moitié de notre nourriture au nom de Dieu. Le lendemain les récollets étaient venus prendre l'autre moitié. « Hé, mes amis, leur dis-je, forcez ces messieurs à labourer la terre avec vous, et il n'y aura plus de disette en France. » | Nous retrouvâmes sur notre route quelques-uns de ces auto-mates grossiers à qui on avait persuadé de piller Pontoise, Chantilli, Corbeil, Versailles, et même Paris. Je m'adressai à un homme de la troupe, qui me paraissait repentant. Je lui demandai quel démon les avait conduits à cette horrible extravagance. Hélas ! monsieur, je ne puis répondre que de mon village. Le pain y manquait : les capucins étaient venus nous demander la moitié de notre nourriture au nom de Dieu. Le lendemain les récollets étaient venus prendre l'autre moitié. « Hé, mes amis, leur dis-je, forcez ces messieurs à labourer la terre avec vous, et il n'y aura plus de disette en France. » | ||
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