Différences entre les versions de « Eugen Böhm-Bawerk:Une nouvelle théorie sur le capital »

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{{titre|Une nouvelle théorie sur le capital|[[Eugen Böhm-Bawerk]]|}}
{{titre|Une nouvelle théorie sur le capital|[[Eugen Böhm-Bawerk]]|Revue d'économie politique III, 1889}}


'''L'article suivant a pour but d'exposer brièvement au public français les idées fondamentales de mon ouvrage : ''Théorie positive du capital'' (Innsbrück, 1889, 467pp.), publié récemment. Cet ouvrage est la continuation et la fin d'un ouvrage plus étendu : ''Capital et Intérêt'', dont la première partie, contenant : « ''L'Histoire et la critique des théories sur l'intérêt'' », a paru en 1884 (Voy. le compte-rendu de cet ouvrage par St-Marc dans le dernier numéro de la ''Revue d'économie politique''.'''
'''L'article suivant a pour but d'exposer brièvement au public français les idées fondamentales de mon ouvrage : ''Théorie positive du capital'' (Innsbrück, 1889, 467pp.), publié récemment. Cet ouvrage est la continuation et la fin d'un ouvrage plus étendu : ''Capital et Intérêt'', dont la première partie, contenant : « ''L'Histoire et la critique des théories sur l'intérêt'' », a paru en 1884 (Voy. le compte-rendu de cet ouvrage par St-Marc dans le dernier numéro de la ''Revue d'économie politique''.'''
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C'est pourquoi il ne faut pas confondre la solution du problème de distribution avec la solution du problème de production dans l'examen scientifique ; il faut, non pas ''une'' théorie mais ''deux'' théories sur le capital ; une théorie sur le capital facteur de la production et une théorie indépendante de celle-ci, théorie sur ''capital'', source de revenu.
C'est pourquoi il ne faut pas confondre la solution du problème de distribution avec la solution du problème de production dans l'examen scientifique ; il faut, non pas ''une'' théorie mais ''deux'' théories sur le capital ; une théorie sur le capital facteur de la production et une théorie indépendante de celle-ci, théorie sur ''capital'', source de revenu.


Quelles sont ces deux conceptions différentes ? Je les distinguerai par les termes de « capital productif » et « capital lucratif ». J'appelle ''capital productif'' tous les produits qui sont destinés à servir une ''production'' ultérieure, ou, plus brièvement, tous les ''produits intermédiaires'' (matières premières, outils, bâtiments de fabrique et autres); ''capital lucratif'', tous les produits qui servent ''à acquérir'' des biens. Le capital lucratif comprend en premier lieu tout le capital productif, et de plus tous ces biens en nombre considérable destinés à satisfaire nos besoins, mais dont leurs propriétaires ne font pas personnellement usage et dont ils se servent seulement pour se procurer d'autres biens par voie d'échange (location ou prêt), tels que maisons d'habitation louées, meubles, chevaux de selle, pianos, etc.
Quelles sont ces deux conceptions différentes ? Je les distinguerai par les termes de « capital productif » et « capital lucratif<ref>J'emprunte les mots français employés dans le texte, à l'ouvrage de M. Gide (''Principes  d'éc. pol.'' 1ère edit., p.148), auquel je ne reprocherai qu'une seule faute : c'est de montrer un mépris non justifié pour la conception du « capital lucratif » qui est scientifiquement aussi importante et aussi fertile que celle du « capital productif », et de se refuser à l'admettre comme véritable capital. </ref> ». J'appelle ''capital productif'' tous les produits qui sont destinés à servir une ''production'' ultérieure, ou, plus brièvement, tous les ''produits intermédiaires'' (matières premières, outils, bâtiments de fabrique et autres); ''capital lucratif'', tous les produits qui servent ''à acquérir'' des biens. Le capital lucratif comprend en premier lieu tout le capital productif, et de plus tous ces biens en nombre considérable destinés à satisfaire nos besoins, mais dont leurs propriétaires ne font pas personnellement usage et dont ils se servent seulement pour se procurer d'autres biens par voie d'échange (location ou prêt), tels que maisons d'habitation louées, meubles, chevaux de selle, pianos, etc.


Je ne compte ni comme capital productif ni comme capital lucratif la terre, qui est une force productive originaire et non un produit. Pourquoi ? A cette question et à toutes celles sur la conception du capital, qui ont été jusqu'à ce jour l'occasion de malentendus sans nombre, j'ai répondu avec détail dans mon ouvrage; — mais ici je passe sur ces questions de détail pour arriver aux problèmes qui s'attachent au mot de ''capital'', et parmi ceux-ci j'examinerai en premier lieu ceux qui dépendent de la théorie de la production.
Je ne compte ni comme capital productif ni comme capital lucratif la terre, qui est une force productive originaire et non un produit. Pourquoi ? A cette question et à toutes celles sur la conception du capital, qui ont été jusqu'à ce jour l'occasion de malentendus sans nombre, j'ai répondu avec détail dans mon ouvrage; — mais ici je passe sur ces questions de détail pour arriver aux problèmes qui s'attachent au mot de ''capital'', et parmi ceux-ci j'examinerai en premier lieu ceux qui dépendent de la théorie de la production.
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Il existe sur ce point trois opinions différentes dans la science.
Il existe sur ce point trois opinions différentes dans la science.


Les uns affirment que le capital se forme par la seule ''épargne''. Adam Smith dit : « c'est l'économie et non l'activité qui est la cause immédiate de l'augmentation du capital. »
Les uns affirment que le capital se forme par la seule ''épargne''. Adam Smith dit<ref>''Richesse des nations'', liv. II, chap. III.</ref> : « c'est l'économie et non l'activité qui est la cause immédiate de l'augmentation du capital. »


D'autres affirment exactement le contraire, à savoir, que le capital est formé non par l'épargne, mais par ''le travail''; ainsi le socialiste allemand Rodbertus dit : « le capital national augmente par le travail et non par l'économie. »
D'autres affirment exactement le contraire, à savoir, que le capital est formé non par l'épargne, mais par ''le travail''; ainsi le socialiste allemand Rodbertus dit : « le capital national augmente par le travail et non par l'économie.<ref>''Le capital'', Berlin, 1884, p.268. La même opinion est exprimée par M. Gide dans ses ''Principes d'économie politique'', 1ère ed., p.168. </ref> »


D'autres enfin affirment que ces deux choses sont nécessaires à la fois « l'épargne et le travail productif ». Je me range à l'opinion de ces derniers.
D'autres enfin affirment que ces deux choses sont nécessaires à la fois « l'épargne et le travail productif ». Je me range à l'opinion de ces derniers.
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Qu'en sera-t-il maintenant de la confection des armes de chasse ? La chose est parfaitement claire. Ou bien Robinson tient absolument à apaiser sa faim dans la mesure du possible et à consommer chaque jour le fruit d'une récolte de douze heures : il ne lui restera alors naturellement ni le temps ni la force pour produire les armes dont il a besoin. Ou bien il restreindra ses exigences quant à sa ration journalière, de façon à se contenter du résultat de la cueillette de dix heures, par exemple : alors il lui restera quelques heures libres chaque jour pour travailler, et il pourra se mettre à fabriquer les armes de chasse qu'il convoite. Ceci revient à dire : avant que de pouvoir réellement former un capital, il faut ''épargner'' d'abord les forces productives nécessaires pour sa formation en se privant de certaines jouissances immédiates.
Qu'en sera-t-il maintenant de la confection des armes de chasse ? La chose est parfaitement claire. Ou bien Robinson tient absolument à apaiser sa faim dans la mesure du possible et à consommer chaque jour le fruit d'une récolte de douze heures : il ne lui restera alors naturellement ni le temps ni la force pour produire les armes dont il a besoin. Ou bien il restreindra ses exigences quant à sa ration journalière, de façon à se contenter du résultat de la cueillette de dix heures, par exemple : alors il lui restera quelques heures libres chaque jour pour travailler, et il pourra se mettre à fabriquer les armes de chasse qu'il convoite. Ceci revient à dire : avant que de pouvoir réellement former un capital, il faut ''épargner'' d'abord les forces productives nécessaires pour sa formation en se privant de certaines jouissances immédiates.


Et ce qui se présente pour Robinson avec ses douze heures de travail par jour, avec ses fruits et ses armes, se présente en grand pour chaque nation dont la dotation quotidienne en forces productives se compose du travail de plusieurs millions d'hommes, qui tirent leurs moyens de subsistance de toutes les richesses et de toute les commodités du XIXe siècle et dont les besoins en capitaux sont représentés par des machines, des chemins de fer et des canaux. Les quantités et les noms seuls varient. Nombre de complications, il est vrai, rendent difficile de tout embrasser d'un seul coup d'oeil, mais le fond reste toujours le même : une nation pas plus qu'un individu ne saurait former autrement son capital, on augmenter ce capital une fois formé, qu'en s'astreignant à consommer pendant chaque année courante une quantité de produits ''moindre'' que celle que ses forces productives peuvent mettre à sa disposition dans la même période. Ce n'est qu'en rendant libre par l'épargne une part de sa dotation annuelle en forces productives et en la dérobant aux désirs de jouissance immédiate de la vie, qu'elle pourra l'affecter à la création des produits intermédiaires.
Et ce qui se présente pour Robinson avec ses douze heures de travail par jour, avec ses fruits et ses armes, se présente en grand pour chaque nation dont la dotation quotidienne en forces productives se compose du travail de plusieurs millions d'hommes, qui tirent leurs moyens de subsistance de toutes les richesses et de toute les commodités du XIXe siècle et dont les besoins en capitaux sont représentés par des machines, des chemins de fer et des canaux. Les quantités et les noms seuls varient. Nombre de complications<ref>Elles sont exposées avec détails dans mon livre.</ref>, il est vrai, rendent difficile de tout embrasser d'un seul coup d'oeil, mais le fond reste toujours le même : une nation pas plus qu'un individu ne saurait former autrement son capital, on augmenter ce capital une fois formé, qu'en s'astreignant à consommer pendant chaque année courante une quantité de produits ''moindre'' que celle que ses forces productives peuvent mettre à sa disposition dans la même période. Ce n'est qu'en rendant libre par l'épargne une part de sa dotation annuelle en forces productives et en la dérobant aux désirs de jouissance immédiate de la vie, qu'elle pourra l'affecter à la création des produits intermédiaires.


Bien entendu, ce ne sont pas les biens capitaux eux-mêmes ce ne sont pas les machines, fabriques, matières premières, etc, qu'on épargne, mais ce qu'on épargne, ce sont les ''moyens de jouissance'' et par là même on ''épargne des forces productives'' qu'on peut employer alors ''à la production des capitaux''.
Bien entendu, ce ne sont pas les biens capitaux eux-mêmes ce ne sont pas les machines, fabriques, matières premières, etc, qu'on épargne, mais ce qu'on épargne, ce sont les ''moyens de jouissance'' et par là même on ''épargne des forces productives'' qu'on peut employer alors ''à la production des capitaux''.
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Un fait bien connu, c'est que nous estimons un bien d'autant plus que nous en éprouvons un besoin plus pressant et que nous en sommes moins bien pourvus, et ''vice versa''. Or, en voici les conséquences, en ce qui touche notre question : toutes les personnes qui éprouvent des besoins pressants et n'ont que peu de provisions estimeront énormément ces biens indispensables pour eux à ce moment et bien plus que des biens futurs ne sauraient leur servir à satisfaire leurs besoins présents. Représentons-nous des hommes assiégés dans une forteresse, manquant d'approvisionnements. Ils estimeront bien plus un quintal de froment qu'ils peuvent l'obtenir maintenant pendant le siège, que deux ou même dix quintaux du même froment qu'ils pourraient recevoir dans un an, quand le siège serait levé depuis longtemps. On dira que les sièges sont, heureusement, très rares. Mais, sous une forme un peu différente, des millions de nos concitoyens sont constamment en état de siège, manquant d'approvisionnements; ce sont tous les gens sans fortune. Demandez à cet ouvrier qui vit au jour le jour de la paye de sa semaine et qui mourrait de faim si pendant plusieurs semaines elle venait à lui manquer, demandez-lui s'il préfère toucher de suite les 20 francs qui constituent sa paye d'une semaine ou s'il aime mieux toucher 40 francs représentant la paye de deux semaines, mais seulement dans trois ans. Il répondra naturellement qu'il préfère 20 francs aujourd'hui à 40 francs qu'on lui fonnerait dans trois ans. A quoi lui serviront ces 40 francs si, d'ici-là, il est mort de faim ? Ainsi répondront la moitié, ou les trois quarts, de tous ceux qui font partie des classes pauvres.
Un fait bien connu, c'est que nous estimons un bien d'autant plus que nous en éprouvons un besoin plus pressant et que nous en sommes moins bien pourvus, et ''vice versa''. Or, en voici les conséquences, en ce qui touche notre question : toutes les personnes qui éprouvent des besoins pressants et n'ont que peu de provisions estimeront énormément ces biens indispensables pour eux à ce moment et bien plus que des biens futurs ne sauraient leur servir à satisfaire leurs besoins présents. Représentons-nous des hommes assiégés dans une forteresse, manquant d'approvisionnements. Ils estimeront bien plus un quintal de froment qu'ils peuvent l'obtenir maintenant pendant le siège, que deux ou même dix quintaux du même froment qu'ils pourraient recevoir dans un an, quand le siège serait levé depuis longtemps. On dira que les sièges sont, heureusement, très rares. Mais, sous une forme un peu différente, des millions de nos concitoyens sont constamment en état de siège, manquant d'approvisionnements; ce sont tous les gens sans fortune. Demandez à cet ouvrier qui vit au jour le jour de la paye de sa semaine et qui mourrait de faim si pendant plusieurs semaines elle venait à lui manquer, demandez-lui s'il préfère toucher de suite les 20 francs qui constituent sa paye d'une semaine ou s'il aime mieux toucher 40 francs représentant la paye de deux semaines, mais seulement dans trois ans. Il répondra naturellement qu'il préfère 20 francs aujourd'hui à 40 francs qu'on lui fonnerait dans trois ans. A quoi lui serviront ces 40 francs si, d'ici-là, il est mort de faim ? Ainsi répondront la moitié, ou les trois quarts, de tous ceux qui font partie des classes pauvres.


Mais n'y a t-il pas aussi des gens dont la condition est plus aisée dans le présent qu'elle ne le sera plus tard ? Assurément il y en a. Alors ceux-ci, n'estimeront-ils pas davantage les biens futurs que les biens présents et ne compenseront-ils pas par là le peu d'attrait que ces biens futurs exercent sur leurs concitoyens plus pauvres ? Nullement ! Les biens présents, sauf quelques exceptions tout à fait extraordinaires, ne sont jamais estimés plus bas que des biens futurs. Et, en effet, il y a toujours un moyen très simple de les transformer à volonté en biens futurs, si on préférait ces derniers; ce serait de les laisser sans y toucher jusqu'au moment où le besoin s'en ferait sentir ! Mais il n'existe aucun moyen pour transformer des biens futurs en biens présents, et c'est pour cette raison que ces derniers gardent pour des millions de gens une valeur subjective plus élevés qui ne peut manquer de leur conférer une supériorité quant au prix.
Mais n'y a t-il pas aussi des gens dont la condition est plus aisée dans le présent qu'elle ne le sera plus tard ? Assurément il y en a. Alors ceux-ci, n'estimeront-ils pas davantage les biens futurs que les biens présents et ne compenseront-ils pas par là le peu d'attrait que ces biens futurs exercent sur leurs concitoyens plus pauvres ? Nullement ! Les biens présents, sauf quelques exceptions tout à fait extraordinaires, ne sont jamais estimés plus bas que des biens futurs. Et, en effet, il y a toujours un moyen très simple de les transformer à volonté en biens futurs, si on préférait ces derniers; ce serait de les laisser sans y toucher jusqu'au moment où le besoin s'en ferait sentir ! Mais il n'existe aucun moyen pour transformer des biens futurs en biens présents, et c'est pour cette raison que ces derniers gardent pour des millions de gens une valeur subjective plus élevée<ref>Voyez l'article de M. St-Marc sur ma ''Théorie de la valeur'', dans le n°1 de la 2e année de cette ''Revue'', p.119 et suiv.</ref> qui ne peut manquer de leur conférer une supériorité quant au prix.


2. Une raison psychologique. — C'est un penchant caractéristique de presque tous les hommes, à un degré plus ou moins élevé, d'attribuer moins d'importance à des joies ou à des douleurs futures qu'aux plaisirs ou aux peines du moment présent et ils éprouvent le même sentiment d'indifférence pour les biens dont ils ne jouiront que dans un temps à venir. Ce n'est pas le lieu ici de faire de la psychologie; c'est pourquoi je passe rapidement sur les motifs plus raffinés qui conduisent à ce résultat et que j'ai développés dans mon ouvrage. Nous pouvons observer ce résultat dans la vie de tous les jours, et cela à un degré très prononcé soit chez les personnes légères ou insouciantes, par exemple, les enfants, les prodigues; soit chez des peuples entiers, par exemple, les tribus barbares vivant au jour le jour; cette disposition peut même se présenter chez des personnes prudentes, au caractère ferme. Jevons a déjà indiqué cette cause de dépreciation des biens futurs dans son excellent ouvrage.
2. Une raison psychologique. — C'est un penchant caractéristique de presque tous les hommes, à un degré plus ou moins élevé, d'attribuer moins d'importance à des joies ou à des douleurs futures qu'aux plaisirs ou aux peines du moment présent et ils éprouvent le même sentiment d'indifférence pour les biens dont ils ne jouiront que dans un temps à venir. Ce n'est pas le lieu ici de faire de la psychologie; c'est pourquoi je passe rapidement sur les motifs plus raffinés qui conduisent à ce résultat et que j'ai développés dans mon ouvrage. Nous pouvons observer ce résultat dans la vie de tous les jours, et cela à un degré très prononcé soit chez les personnes légères ou insouciantes, par exemple, les enfants, les prodigues; soit chez des peuples entiers, par exemple, les tribus barbares vivant au jour le jour; cette disposition peut même se présenter chez des personnes prudentes, au caractère ferme. Jevons a déjà indiqué cette cause de dépreciation des biens futurs dans son excellent ouvrage<ref>''Theory of Political Economy'', 2e ed., 1879.</ref>.


3. La raison technique est assurément la plus importante de celle que j'ai indiquée. Elle réside dans ce fait acquis par l'expérience et déjà indiqué dans la première partie de cet article, c'est que la production est plus abondante par voie de détours que par la voie directe. Essayons de nous rendre compte de cette corrélation des faits. On sait qu'on pourra arriver à une production plus grande avec la même quantité des forces originaires (par exemple, avec le même nombre de journées de travail), si on prend des détours qui conduisent tout d'abord à la production de produits intermédiaires, plutôt qu'en cherchant à produire d'une manière immédiate les biens de jouissance convoités. Si on se borne, par exemple, à ramasser avec la main les poissons rejetés sur le rivage par les flots, le travail de toute une journée se trouvera peut-être récompensé par une récolte de 3 poissons en moyenne; mais si on commence par fabriquer un canot et des filets, on prendra peut-être 30 poissons en moyenne chaque jour. Mais nous savons d'un autre côté que la production par détour demande plus de temps. La fabrication du bateau et des filets demandera peut-être six mois, et ce n'est qu'après ce délai que pourra commencer la pêche.
3. La raison technique est assurément la plus importante de celle que j'ai indiquée. Elle réside dans ce fait acquis par l'expérience et déjà indiqué dans la première partie de cet article, c'est que la production est plus abondante par voie de détours que par la voie directe. Essayons de nous rendre compte de cette corrélation des faits. On sait qu'on pourra arriver à une production plus grande avec la même quantité des forces originaires (par exemple, avec le même nombre de journées de travail), si on prend des détours qui conduisent tout d'abord à la production de produits intermédiaires, plutôt qu'en cherchant à produire d'une manière immédiate les biens de jouissance convoités. Si on se borne, par exemple, à ramasser avec la main les poissons rejetés sur le rivage par les flots, le travail de toute une journée se trouvera peut-être récompensé par une récolte de 3 poissons en moyenne; mais si on commence par fabriquer un canot et des filets, on prendra peut-être 30 poissons en moyenne chaque jour. Mais nous savons d'un autre côté que la production par détour demande plus de temps. La fabrication du bateau et des filets demandera peut-être six mois, et ce n'est qu'après ce délai que pourra commencer la pêche.
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C'est ainsi que chacun a des raisons pour estimer plus haut des biens présents que les biens futurs, soit pour un motif, soit pour un autre : le pauvre diable, parce que c'est de biens présents qu'il a le plus grand besoin; le prodigue, parce qu'il ne songe pas à l'avenir; le producteur — et qui n'est pas plus ou moins producteur ? — parce qu'ils lui assurent la supériorité des moyens de production les plus avantageux.
C'est ainsi que chacun a des raisons pour estimer plus haut des biens présents que les biens futurs, soit pour un motif, soit pour un autre : le pauvre diable, parce que c'est de biens présents qu'il a le plus grand besoin; le prodigue, parce qu'il ne songe pas à l'avenir; le producteur — et qui n'est pas plus ou moins producteur ? — parce qu'ils lui assurent la supériorité des moyens de production les plus avantageux.


Si donc tout le monde ou presque tout le monde estime les biens présents plus que les biens futurs, il va de soi que si des biens présents sont échangés sur le marché contre des biens futurs, les biens présents étant évalués bien plus haut par tout le monde, doivent aussi avoir un ''prix'' plus élevé, un ''agio'' par rapport aux biens futurs.
Si donc tout le monde ou presque tout le monde estime les biens présents plus que les biens futurs, il va de soi que si des biens présents sont échangés sur le marché contre des biens futurs, les biens présents étant évalués bien plus haut par tout le monde, doivent aussi avoir un ''prix'' plus élevé, un ''agio'' par rapport aux biens futurs<ref>Le prix n'est en effet autre chose qu'une résultante des évaluations subjectives se rencontrant sur le marché. Voyez cette ''Revue'', 1888, n° 2, pages 219 et suivantes. </ref>.


Par la constatation de ces faits, nous nous trouvons bien près de la solution du problème de l'intérêt. Nous n'avons qu'à embrasser les différents modes sous lesquels les marchandises présentes peuvent être échangés contre des marchandises futures et nous verrons naître de chacun de ces modes d'échange d'une manière directe une des formes de l'intérêt qui nous sont connues.
Par la constatation de ces faits, nous nous trouvons bien près de la solution du problème de l'intérêt. Nous n'avons qu'à embrasser les différents modes sous lesquels les marchandises présentes peuvent être échangés contre des marchandises futures et nous verrons naître de chacun de ces modes d'échange d'une manière directe une des formes de l'intérêt qui nous sont connues.
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Un entrepreneur achète avec son capital une somme d'instruments de production; il achète des matières premières, des outils, du travail, et en employant ces moyens de production, il crée un produit. Ce produit une fois formé a une valeur bien supérieure à celle des biens productifs sacrifiés pour l'obtenir : sa plus-value sera en rapport d'un côté avec le capital employé, de l'autre avec la durée du temps qu'a exigé la création du produit. Si l'entrepreneur a employé 1000 F. par exemple pour les matières premières, etc, et si la période de production dure un an, il arrivera ordinairement à un produit qui vaudra 1050 F. Cet excédent de 50 F. représente le profit du capital. Comment faut-il expliquer cette différence de valeur ?
Un entrepreneur achète avec son capital une somme d'instruments de production; il achète des matières premières, des outils, du travail, et en employant ces moyens de production, il crée un produit. Ce produit une fois formé a une valeur bien supérieure à celle des biens productifs sacrifiés pour l'obtenir : sa plus-value sera en rapport d'un côté avec le capital employé, de l'autre avec la durée du temps qu'a exigé la création du produit. Si l'entrepreneur a employé 1000 F. par exemple pour les matières premières, etc, et si la période de production dure un an, il arrivera ordinairement à un produit qui vaudra 1050 F. Cet excédent de 50 F. représente le profit du capital. Comment faut-il expliquer cette différence de valeur ?


Il y a certaines théories qui sont si claires qu'il suffit de les énoncer pour démontrer leur exactitude. Parmi ces théories nous pouvons placer celle-ci : que la valeur des biens productifs doit être déduite de la valeur de leurs produits et non réciproquement. La valeur du vin de Château-Yquem n'est pas très élevée parce que le terrain sur lequel il croît est cher, mais le terrain est cher parce que la valeur du produit qu'on en tire est très grande. Les lecteurs de cette Revue connaissance d'ailleurs déjà cette théorie d'après l'exposé si lucide que M. St-Marc a fait d'un de mes ouvrages sur la valeur, et je puis m'en servir ici sans autre explication !
Il y a certaines théories qui sont si claires qu'il suffit de les énoncer pour démontrer leur exactitude. Parmi ces théories nous pouvons placer celle-ci : que la valeur des biens productifs doit être déduite de la valeur de leurs produits et non réciproquement. La valeur du vin de Château-Yquem n'est pas très élevée parce que le terrain sur lequel il croît est cher, mais le terrain est cher parce que la valeur du produit qu'on en tire est très grande. Les lecteurs de cette Revue connaissance d'ailleurs déjà cette théorie d'après l'exposé si lucide que M. St-Marc a fait d'un de mes ouvrages sur la valeur, et je puis m'en servir ici sans autre explication<ref>Voyez cette ''Revue'' 1888, n°1, pages 118 et suivantes, surtout page 125.</ref> !


Pour rester dans l'esprit de cette théorie, nous devons affirmer que tout groupe complémentaire de moyens de production a pour nous absolument la même valeur que le produit que nous espérons créer par son intermédiaire. Si donc le produit futur vaut 1050 F., dois-je estimer le groupe des moyens de production à 1050 F. ? Prenons bien garde, c'est ici l'oeuf de Christophe Colomb; la chose est des plus simples, mais encore faut-il la trouver.
Pour rester dans l'esprit de cette théorie, nous devons affirmer que tout groupe complémentaire de moyens de production a pour nous absolument la même valeur que le produit que nous espérons créer par son intermédiaire. Si donc le produit futur vaut 1050 F., dois-je estimer le groupe des moyens de production à 1050 F. ? Prenons bien garde, c'est ici l'oeuf de Christophe Colomb; la chose est des plus simples, mais encore faut-il la trouver.
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Prenons un seul exemple : une machine qui dure six ans et dont les services annuels valent 100 F.
Prenons un seul exemple : une machine qui dure six ans et dont les services annuels valent 100 F.


D'abord, combien vaudra t-elle ? Si — pour des raisons que j'ai notées dans le passage précédent d'une manière détaillée, — on évalue les biens présents, et naturellement aussi les services présents, environ 5 p. 0/0 plus haut que des biens et des services futurs, la machine vaudra non pas 6x100 = 600 F., mais seulement 100 + 95,23 + 90,70 + 86,38 + 82,27 + 78,35 = 535,93 F.
D'abord, combien vaudra t-elle ? Si — pour des raisons que j'ai notées dans le passage précédent d'une manière détaillée, — on évalue les biens présents, et naturellement aussi les services présents, environ 5 p. 0/0 plus haut que des biens et des services futurs, la machine vaudra non pas 6x100 = 600 F., mais seulement 100 + 95,23 + 90,70 + 86,38 + 82,27 + 78,35 = 535,93 F<ref>Ces chiffres sont calculés d'après les règles de l'intérêt composé, et en supposant que tout le revenu de l'année puisse être touché par anticipation au commencement de chaque année, comme par exemple pour le loyer d'une maison qui est payable d'avance. Si le revenu ne devait être touché qu'à la fin de chaque année, alors le revenu de la première année, évalué ''au commencement'' de cette année, subirait une petite dépréciation ; au lieu d'être estimé 100 F., il ne le serait que 95,23 F.; le chiffre des autres revenus baisserait de même dans le rapport constant, et finalement la valeur de la machine elle-même se trouverait diminuée. Les chiffres concrets ne font naturellement rien quant aux principe que je veux développer dans ce texte, et c'est pourquoi j'ai choisi l'exemple le plus simple, parce que les résultats pouvaient être calculés en partie en chiffres ronds. </ref>.


Quel sera le rapport brut annuel d'une telle machine ? Naturellement 100 F., c'est-à-dire la valeur du service qu'elle rend dans l'année courante. Quelle sera la part nécessaire pour couvrir les frais de déterioration et d'amortissement ? Voici encore un problème aussi facile et aussi difficile à la fois que celui de l'oeuf de Christophe Colomb.
Quel sera le rapport brut annuel d'une telle machine ? Naturellement 100 F., c'est-à-dire la valeur du service qu'elle rend dans l'année courante. Quelle sera la part nécessaire pour couvrir les frais de déterioration et d'amortissement ? Voici encore un problème aussi facile et aussi difficile à la fois que celui de l'oeuf de Christophe Colomb.


Voyons. La valeur de la machine est formée par la valeur additionnée de tous les services qu'elle rend. Or nous devons déduire à la fin de la première année d'usage d'une part de service de la valeur 100 F. On pourrait croire, par conséquent, que la valeur de la machine doit être diminuée elle aussi de 100 F. ? Point du tout, car le temps n'a pas cessé de courir pendant cette première année. Nous avons bien soustrait la valeur du service de l'année courante, mais le service de l'année future devient maintenant revenu de l'année présente et prend par conséquent la pleine valeur de 100 F. De même le revenu de la troisième année devient revenu de la deuxième, celui de la quatrième année revenu de la troisième, et ainsi de suite, chaque terme s'élevant d'un degré et étant remplacé par le suivant, sauf le sixième, qui évidemment n'est remplacé par rien, puisqu'il est le dernier. Au bout de la première année les choses se trouvent donc dans l'état suivant : la machine est maintenant un bien qui pendant cinq ans encore peut donner un revenu annuel de 100 F., et les revenus annuels de cinq années doivent donc être estimés à ce jour de la façon suivante : la première, celle de l'année courante, 100 F.; la deuxième, 95,23 F.; la troisième 90,70 F.; la quatrième, 86,38 F.; la cinquième, 82,27 F., et la machine entière 454,58 F. La dépréciation, par rapport à la valeur première de 532,93 F., n'est donc pas tout à fait de 100 F., mais seulement de 78,35 F. Il est à remarquer que ce chiffre est précisément le même que celui qui exprimait la valeur du revenu de la dernière année, et il est tout naturel qu'il en soit ainsi, car dans notre compte chaque terme de la série a été remplacé par le terme suivant, sauf le dernier qui n'a été remplacé par rien et qui par conséquent manque seul au total. Le produit brut étant donc de 100 F., et l'amortissement pour la déterioration de 78,35 F. seulement, il reste comme produit net 21,65 F.
Voyons. La valeur de la machine est formée par la valeur additionnée de tous les services qu'elle rend. Or nous devons déduire à la fin de la première année d'usage d'une part de service de la valeur 100 F. On pourrait croire, par conséquent, que la valeur de la machine doit être diminuée elle aussi de 100 F. ? Point du tout, car le temps n'a pas cessé de courir pendant cette première année. Nous avons bien soustrait la valeur du service de l'année courante, mais le service de l'année future devient maintenant revenu de l'année présente et prend par conséquent la pleine valeur de 100 F. De même le revenu de la troisième année devient revenu de la deuxième, celui de la quatrième année revenu de la troisième, et ainsi de suite, chaque terme s'élevant d'un degré et étant remplacé par le suivant, sauf le sixième, qui évidemment n'est remplacé par rien, puisqu'il est le dernier. Au bout de la première année les choses se trouvent donc dans l'état suivant : la machine est maintenant un bien qui pendant cinq ans encore peut donner un revenu annuel de 100 F., et les revenus annuels de cinq années doivent donc être estimés à ce jour de la façon suivante : la première, celle de l'année courante, 100 F.; la deuxième, 95,23 F.; la troisième 90,70 F.; la quatrième, 86,38 F.; la cinquième, 82,27 F., et la machine entière 454,58 F. La dépréciation, par rapport à la valeur première de 532,93 F., n'est donc pas tout à fait de 100 F., mais seulement de 78,35 F. Il est à remarquer que ce chiffre est précisément le même que celui qui exprimait la valeur du revenu de la dernière année, et il est tout naturel qu'il en soit ainsi, car dans notre compte chaque terme de la série a été remplacé par le terme suivant, sauf le dernier qui n'a été remplacé par rien et qui par conséquent manque seul au total. Le produit brut étant donc de 100 F., et l'amortissement pour la déterioration de 78,35 F. seulement, il reste comme produit net 21,65 F<ref>Il est facile de voir que cette somme correspond exactement à 5 p. 0/0 du montant de 432,93 F. qui représente la valeur de la machine après qu'on a déduit par anticipation le revenu de la première année, soit 100 F. On ne peut pas demander, en effet, à ce bien de porter intérêt pour ces 100 F., puisqu'ils ont été détachés dès le premier jour de l'année, d'après notre supposition. </ref>.


Par un raisonnement tout à fait analogue, on démontrerait que la machine rapportant de nouveau dans la seconde année 100 F. bruts, on doit diminer sa valeur non pas de 100 F., à cause du rapprochement des autres termes de la série, mais seulement de la valeur du dernier revenu à échoir, soit de 82,27 F. ; elle rapporterait donc encore 17,73 F. représentant l'intérêt d'un capital déjà amoindri par l'amortissement, et ainsi de suite.
Par un raisonnement tout à fait analogue, on démontrerait que la machine rapportant de nouveau dans la seconde année 100 F. bruts, on doit diminer sa valeur non pas de 100 F., à cause du rapprochement des autres termes de la série, mais seulement de la valeur du dernier revenu à échoir, soit de 82,27 F. ; elle rapporterait donc encore 17,73 F. représentant l'intérêt d'un capital déjà amoindri par l'amortissement, et ainsi de suite.
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Aucun vice rédhibitoire n'entache donc l'intérêt. Mais il va sans dire qu'on peut abuser de l'intérêt, de même que de toute institution humaine. L'intérêt confère une puissance légitime en elle-même, mais dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. Nous ne voulons défendre ici que le bon emploi qu'on en peut faire : quant aux abus, nous les livrons volontiers à la condamnation la plus sévère. Et même nous ne voudrions pas terminer cette plaidoirie sans adresser à ceux que nous venons de défendre, aux heureux capitalites, un sérieux avertissement pour leur rappeler les charges et les devoirs de la possession !
Aucun vice rédhibitoire n'entache donc l'intérêt. Mais il va sans dire qu'on peut abuser de l'intérêt, de même que de toute institution humaine. L'intérêt confère une puissance légitime en elle-même, mais dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. Nous ne voulons défendre ici que le bon emploi qu'on en peut faire : quant aux abus, nous les livrons volontiers à la condamnation la plus sévère. Et même nous ne voudrions pas terminer cette plaidoirie sans adresser à ceux que nous venons de défendre, aux heureux capitalites, un sérieux avertissement pour leur rappeler les charges et les devoirs de la possession !
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