La critique de l'intervention économique
De la seconde guerre mondiale aux années 1970, les économies développées ont connu une période marquée à la fois par une forte croissance économique et par une intervention accrue de l'Etat. La domination des théories et des politiques keynésiennes à contribué à marginaliser la pensée autrichienne pendant plusieurs décennies.
Mises et Hayek vont s'attaquer à cet interventionnisme qui devient, avec le socialisme, leur cible principale. Il leur faut pour cela dénoncer les effets de l'intervention de l'Etat tout en expliquant la croissance qu'elle a accompagnée. Son idée que l'Etat puisse accélérer cette croissance, ils cherchent à montrer qu'une économie avec intervention constante de l'Etat n'est pas viable à long terme.
Leur argumentation regroupe deux angles d'approches complémentaires. D'une part, ils remettent en cause le principe général de l'intervention de l'Etat dans une économie de marché. D'autre part, ils s'en prennent, de manière plus ciblée, à la théorie keynésienne comme fondement des politiques dont ils dénoncent les effets.
Les dangers de l'interventionnisme
Bien qu'ils ne mettent pas toujours l'accent sur le même phénomène, Mises et Hayek partagent la conviction du caractère fondamentalement dangereux de l'interférence du gouvernement. Pourquoi dangereux ? En premier lieu parce qu'il y a un risque de destruction de l'économie de marché. En second lieu parce que l'appauvrissement est la conséquence inévitable de l'intervention de l'Etat même s'il peut être masqué temporairement.
La destruction de l'économie de marché
L'économie de marché risque d'être sapée dans ses fondements par l'intervention systématique de l'Etat car cette dernière perturbe l'information transmise par le marché et elle provoque une dynamique d'accroissement continuel de la place de l'Etat.
L'intervention perturbatrice : le problème de l'information
Chez Hayek, les prix qui se forment sur un marché libre transmettent à l'individu les informations qui lui seront nécessaires pour prendre ses décisions. Ils déterminent une révision des plans qui favorise la coordination entre les individus. Ils facilitent l'adaptation aux circonstances changeantes.
En intervenant, l'Etat fausse l'information transmise. Il perturbe le processus de coordination entre les individus. Il limite la capacité d'adaptation de l'économie. Pour illustrer ce point, nous pourrions prendre n'importe quel type d'intervention de l'Etat que ce soit une intervention fiscale, les mesures protectionnistes, l'instauration d'un salaire minimum ou des mesures de contrôle des prix. Dans tous les cas, directement ou indirectement, les prix de marché seront perturbés. Considérons, par exemple, un produit alimentaire dont la demande baisse de façon inattendue. Supposons que l'Etat, pour garantir les revenus des producteurs, décide de soutenir le prix du produit dont la demande a baissée en achetant les stocks invendus. Le prix auxquels seront confrontés les producteurs ne leur transmettra plus d'informations sur les décisions des consommateurs. Ils ne seront donc pas incités à investir dans la qualité ou à s'orienter vers de nouvelles productions. Cette intervention sur un marché aura ainsi des effets sur les autres marchés puisque les entreprises qui auraient fourni des biens permettant d'améliorer la qualité ne seront pas sollicitées. En outre les produits dont la fabrication aurait pu être stimulée par la réorientation de l'activité ne bénéficieront pas de ce changement. Leurs prix resteront identiques. Ce n'est donc pas uniquement le prix du bien qui est soutenu qui ne varie pas, ce sont les prix de tout un ensemble de bien liés directement ou indirectement au premier. C'est ainsi l'économie entière qui ne s'adapte plus aux circonstances changeantes.
On pourrait bien entendu considérer que l'entrepreneur sait que le prix de son produit est soutenu artificiellement par l'Etat et qu'il intègre ce phénomène dans sa décision. L'intervention n'en est pas rendue plus efficace, bien au contraire. D'une part, le producteur ne sait pas dans quelle mesure exacte le prix est soutenu. Il ne peut toujours pas obtenir une information précise sur les désirs des consommateurs. D'autre part, il peut maintenant douter de la permanence du soutien de l'Etat. Celui-ci ne peut-il être soumis à d'autres groupes de pressions (certains consommateurs par exemple) qui le conduiraient à remettre en cause sa décision ? L'intervention de l'Etat ne réduit donc pas l'incertitude. Elle l'accroît.
Une dérive vers le socialisme
C'est là que réside l'impossibilité d'une troisième voie entre socialisme et capitalisme. L'interventionnisme ne peut, en effet, se maintenir à un niveau constant d'action de l'Etat. Il conduit nécessairement à un accroissement du rôle des pouvoirs publics. Cet accroissement n'a pas de limites et, si rien n'est fait pour empêcher le processus d'aller à son terme, le capitalisme marchand est remplacé par le socialisme planificateur dans lequel à l'Etat central dirige l'activité économique et limite la liberté individuelle. La société de marché est remplacée par le totalitarisme. Pourquoi une telle évolution est-elle inévitable ?
La raison essentielle réside pour les Autrichiens dans l'inefficacité incontournable de l'Etat. Celui-ci ne peut atteindre ses objectifs et, Mises insiste sur ce point, le résultat obtenu rend la situation pire « du propre point de vue du pouvoir et de ceux qui appuient l'intervention ». Les agents économiques ne sont pas, en effet, passifs à l'égard de l'action publique et c'est ce qui la rend inefficace. Prenons un exemple. Supposons un gouvernement qui considère un bien essentiel aux individus. Il souhaite alors que ce bien soit accessible à tous et impose un prix maximum. Ce prix est inférieur à celui d'un marché non entravé. La demande est alors supérieure à l'offre et puisque le prix ne permet plus d'ajuster les souhaits des acheteurs et des vendeurs, il y aura pénurie. C'est alors l'Etat ou l'administration qui décidera quels groupes ou quels individus pourront bénéficier de ce bien. C'est lui qui décidera de la règle de rationnement. Ce n'est cependant qu'un premier effet du contrôle des prix. Le second provient de la réaction des producteurs. Si le prix est limité, cela signifie que les profits seront réduits. Certains s'orienteront donc vers la production d'autres biens. La production du ou des biens dont le prix est contrôlé baissera. La situation de pénurie sera aggravée. En voulant favoriser la diffusion de bien au plus grand nombre, l'Etat aura obtenu l'effet inverse : la quantité produite sera réduite. Un même phénomène se produit lorsque l'Etat augmente les impôts. Cette augmentation réduit la production de biens taxés puisqu'elle accroît les prix. Ainsi, il y aura un taux d'imposition au-delà duquel la recette fiscale baisse. Comme le soutien Mises : « les prélèvements sur le capital, les droits de transmission en matière de succession et de biens fonciers, les impôts sur le revenu seront d'eux-mêmes destructeurs de leur propre assiette lorsque leur taux est exagéré » (1985, p. 778).
Ces arguments sont loin d'être originaux. Ils ont été développés par tous les courants qui défendent le libéralisme. Mais Mises et Hayek leur font jouer un rôle particulier. Selon eux, l'Etat est forcé d'accroître son contrôle de l'économie pour essayer de compenser son propre échec. Lorsque les recettes fiscales baisseront du fait d'un taux excessif, les pouvoirs publics ou bien augmenteront à nouveau les impôts (ce qui accroît la part de l'Etat dans la richesse nationale), ou bien chercheront à se financer à travers la création monétaire (ce qui provoque une mauvaise orientation de la production). Paradoxalement, l'Etat interventionniste crée les conditions de sa propre légitimation à travers les échecs de ses actions. Le fonctionnement des marchés perturbés s'accompagne de chômage, d'insuffisance de certaines productions, d'inflation, etc. Or ces mots économiques, qui résultent pour Mises et Hayek de l'intervention publique, sont considérés par les individus comme des défaillances de l'économie de marché. Une régulation plus forte de l'économie s'en trouve justifiée. Il y a bien un processus d'accroissement du rôle de l'Etat, un processus qui se renforce de lui-même et qui ne trouve son aboutissement que dans le remplacement de l'économie de marché par le socialisme.
Un appauvrissement masqué
En perturbant le fonctionnement des marchés, l'interventionnisme réduit les richesses créées par rapport à ce qu'elles seraient dans une économie libre. Il appauvrit donc les individus. Si cet appauvrissement ne se fait pas sentir immédiatement, c'est parce qu'il peut être masqué par l'adoption d'un régime monétaire particulier.
Une économie affaiblie
Dans l'optique autrichienne, le développement économique repose sur l'initiative et le comportement créatif des individus ainsi que sur l'épargne. L'interventionnisme affaiblit fortement ces deux ressorts du développement. En premier lieu, la capacité d'initiative des individus est réduite par les réglementations de l'Etat, par l'incertitude qu'il crée et par les prélèvements qui affaiblissent les incitations à la création d'activités nouvelles. En second lieu, l'interventionnisme affaiblit la capacité de l'épargne à stimuler le développement économique.
Il y a cela deux raisons principales.
D'une part, le montant de l'épargne sera réduit à cause des prélèvements fiscaux nécessaires pour financer les mesures d'intervention. Les prélèvements pèsent sur les catégories qui, avec un revenu plus important, sont susceptibles d'épargner davantage. C'est alors l'accumulation du capital qui se trouve réduite et, avec elle, la possibilité de moderniser l'économie. L'épargne, en effet, n'est pas bénéfique uniquement parce qu'elle augmente la quantité de fonds disponibles pour l'investissement. Elle est aussi nécessaire parce qu'elle fournit des ressources qui permettent à de nouveaux entrepreneurs de remettre en cause des situations acquises. L'affaiblissement de l'épargne rend l'ensemble de l'économie et de la société plus « rigides ». Les anciens capitalistes en sont les premiers bénéficiaires. Les nouveaux entrepreneurs, peut-être mieux à même de satisfaire les consommateurs, n'ont pas des ressources suffisantes pour s'imposer sur le marché.
En outre, l'intervention perturbe la relation traditionnelle entre l'épargne et l'investissement. Dans le capitalisme traditionnel, certains individus épargnent et financent, directement ou indirectement, les investissements privés. Dans une économie avec une large intervention de l'Etat les individus peuvent placer leur épargne en titre de la dette publique. Mais, dans ce cas, l'épargne ne finance plus nécessairement l'investissement. Son affectation de dépend plus des choix des producteurs mais des décisions de l'Etat. Or, si celui-ci investit une partie de ses ressources, il en affecte une partie essentielle au financement des dépenses courantes. Il favorise ainsi la consommation au détriment de l'investissement. Cette action ne débouche pas uniquement sur un ralentissement de l'accumulation du capital et donc du développement économique. Elle peut conduire à une destruction de capital car l'épargne est nécessaire pour maintenir l'appareil productif en état de marche. L'interventionnisme risque ainsi de faire régresser l'économie.
Le régime monétaire de l'interventionnisme
Fondamentalement, l'interventionnisme repose pour les Autrichiens sur une hypothèse implicite d'abondance des ressources. L'Etat agit, d'après eux, comme si aucune contrainte matérielle n'empêchait la création de richesse. Il cherche à augmenter la croissance ou à stimuler certaines productions avec la conviction qu'aucune rareté de travail, de ressources naturelles, ou de biens d'équipements ne pourra mettre en échec ses projets. Or, la rareté des ressources signifie que, pour augmenter à terme la production de l'économie il faut accepter de ne plus les utiliser pour la consommation présente. En réduisant leur consommation, en épargnant, les individus opèrent un tel déplacement. Le travail, les ressources naturelles, certaines machines, ne sont plus utilisés pour la fabrication de biens de consommation. Ils permettent la production de biens d'investissement qui, à terme, augmentent la quantité de biens produits pour le même niveau de ressources. L'épargne est donc bien, chez Mises et Hayek, la contrainte absolue qui pèse sur le rythme de développement économique. C'est une sorte de loi d'airain de l'économie de marché : on ne peut créer plus de richesses que celles qui sont autorisées par le niveau de l'épargne volontaire des individus.
Cette contrainte absolue, cependant, ne se fait pas sentir avec la même force dans chaque économie. L'importance de la pression qu'elle exerce dépend du régime monétaire, c'est-à-dire de l'ensemble des institutions et des règles qui pèsent sur l'offre de monnaie. Certains régimes imposent plus de contraintes que d'autres. L'étalon-or, par exemple, révèle le mieux les contraintes de l'épargne car il limite fortement la possibilité d'augmenter l'offre de monnaie. « Une monnaie métallique échappe à la manipulation gouvernementale », souligne ainsi Mises (1985, p. 827). La croissance de l'Etat s'en trouve bloquée car les effets négatifs de son action sont immédiatement visibles.
L'Etat interventionniste, pour Hayek comme pour Mises, va chercher à s'affranchir de ces contraintes. Il va modifier le régime monétaire afin de mener une politique expansionniste et accroître son autonomie à l'égard des autres pays. L'étalon-or sera démantelé. La monnaie sera entièrement une monnaie à cours forcé. L'Etat deviendra alors totalement libre de la gérer en fonction de ses intérêts.
Ce régime monétaire permet de masquer les effets négatifs de l'intervention. Prenons deux exemples. Lorsque le gouvernement crée un salaire minimum, les entrepreneurs, dont le profit baisse, réagiront en diminuant leur offre de travail. Le chômage devrait augmenter. Mais l'Etat pourra compenser cet effet en favorisant une augmentation des crédits. Le processus inflationniste empêchera temporairement les destructions d'emplois. Cette action masquera en fait la responsabilité de l'Etat dans la dégradation ultérieure.
De la même manière, la contrainte que fait peser l'épargne peut sembler contournée dans un tel régime monétaire. L'Etat peut en effet financer ses activités grâce aux crédits. Il peut favoriser artificiellement l'investissement et le porter à un niveau supérieur à celui de l'épargne volontaire. Il provoque ce phénomène d'épargne forcée dont nous avons vu qu'il débouche nécessairement, à terme, sur un chômage accru.
C'est bien une critique systématique de l'interventionnisme que cherchent à développer Mises et Hayek. En effet, non seulement il appauvrit l'économie et conduit au socialisme, mais, en outre, il ne peut atteindre ses objectifs à terme. Dans ce cadre, la gestion de la monnaie n'est qu'une fuite en avant qui, au bout du compte, ne peut qu'aggraver les problèmes.
Cette critique générale doit cependant être précisée. Il faut la compléter par une attaque plus ciblée contre la pensée keynésienne. La politique qui en est issue est en effet, pour Mises comme pour Hayek, à la racine des évolutions dangereuses des économies occidentales.
La critique des politiques de plein-emploi
La critique hayékienne des politiques de plein-emploi est l'une des plus précises qui ait été élaborées au sein du courant autrichien. Déniant toute validité à l'objectif de plein-emploi, elle fait à la politique économique une place qui, sans être inexistante, apparaît extrêmement limitée. Sa pertinence repose toutefois sur cet effet Ricardo dont la logique peut, comme nous allons le voir, être remise en cause.
Le refus du plein-emploi comme objectif de politique économique
Sans rejeter l'existence d'un équilibre de sous-emploi, Hayek refuse de donner à la politique économique la responsabilité de l'atteinte du plein-emploi. À cela deux raisons principales. D'une part, le plein-emploi ne peut selon lui être atteint à court terme. D'autre part, cet objectif est en fait inutile car l'équilibre de sous-emploi est nécessairement instable.
Un objectif inaccessible
c'est la possibilité d'atteindre, grâce à l'intervention de l'Etat, un équilibre stable de plein-emploi que Hayek va s'attacher à critiquer. Le fond de l'argumentation repose sur l'impossibilité de considérer l'appareil productif comme un tout homogène et sur le refus de raisonner en termes de moyenne. Un taux de chômage moyen n'a donc pas de signification pour Hayek. Le taux de chômage est nécessairement différent selon les stades. Puisque le chômage résulte des phases d'expansion antérieures et puisque ce sont les stades qui produisent des biens d'investissement qui sont les premiers atteints, le taux de chômage sera plus élevé dans les industries qui produisent des biens d'investissement. Que peut faire alors la politique économique ? Elle doit augmenter en priorité l'emploi dans ces industries. Mais les travailleurs nouvellement employés auront des ressources accrues et ils pourront, grâce à elles, augmenter leur demande de biens de consommation. Ils pousseront alors le prix de ces biens à la hausse. L'effet Ricardo entrera alors en action. Dans les industries de biens de consommation la hausse de prix correspond à une baisse des salaires réels et conduit les entrepreneurs à réduire leur demande de biens d'équipement pour un montant donné de la demande finale. Si, dans un premier temps, cette demande augmente suffisamment, le chômage peut continuer à décroître dans les industries de biens d'investissement. Mais le retournement se produira nécessairement avant que le plein-emploi ne soit atteint. Même dans le cas où il pourrait être réalisé, la logique même du processus économique le rend fragile. Les mécanismes de sa remise en cause sont déjà présents dans le processus dont il est l'aboutissement.
Hayek ne nie donc pas que le chômage puisse être fortement réduit par la politique économique. Il affirme simplement que le haut niveau d'emploi qui peut être atteint ne peut se maintenir durablement. Une telle politique ne saurait donc être justifiée pour des raisons économiques. Elle peut seulement l'être, dans certain contexte pour des raisons politiques. Par exemple lorsque, dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, la montée du nazisme rendait urgente une réduction rapide du chômage. C'est pour cette raison qu'il qualifie une telle intervention de « politique du desperado ».
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Un objectif inutile
Chez Keynes, la nécessité d'intervention de l'Etat résulte, entre autres, de la possible stabilité d'un équilibre de sous-emploi. Il nie ainsi que le marché soit régi par des mécanismes autorégulateurs. Pour Hayek cette position reflète son incompréhension du rôle des prix et son manque d'une véritable théorie du capital. Il s'agit donc de montrer que l'équilibre de sous-emploi est instable : il existe des forces endogènes au marché qui expliquent l'impossibilité d'un maintien durable d'un tel équilibre. En fait, il existe deux équilibres de sous-emploi chez Hayek.
Le premier est lié à la phase de dépression. Il correspond à une situation dans laquelle l'offre et la demande de biens ont cessé de baisser et se sont stabilisées à un niveau d'activité très bas. C'est un équilibre que Hayek appelle un « quasi équilibre temporaire de sous-emploi ». Il est temporaire, en effet, en conséquence de l'effet Ricardo. Nous sommes simplement dans la situation que nous avons vue précédemment. Puisque l'activité est faible, le niveau des prix et bas et les salaires réels élevés. Les entrepreneurs sont incités à augmenter la demande de biens d'investissement. Progressivement, le chômage dans les industries qui fabriquent ces biens diminue. La reprise s'enclenche de manière spontanée par le simple jeu des variations de prix. L'intervention de l'Etat est donc inutile.
Elle est inutile, en outre, parce qu'elle ne peut, en aucun cas, supprimer le chômage. C'est ici qu'intervient le second concept d'équilibre de sous-emploi. Il existe en effet selon lui, un « maximum à court terme d'emploi stable ». Ce maximum ne correspond pas à une situation dans laquelle le chômage serait supprimé (c'est donc bien un équilibre de sous-emploi). Contrairement à l'expression employée, il n'est pas vraiment stable. Il correspond simplement au niveau d'emplois maximum qui pourrait être atteint si le taux d'intérêt pouvait augmenter (et donc freiner la hausse des profits qui met en mouvement l'effet Ricardo). Puisque, par hypothèse, les entrepreneurs peuvent emprunter à un taux d'intérêt constant, le niveau d'emplois mis en oeuvre sera supérieur. Il conduira nécessairement un processus explosif qui débouchera sur une crise ultérieure. La conséquence est alors claire : une politique qui chercherait à relancer l'activité ne ferait qu'accélérer le processus qui conduit à la crise. Cette critique sincère entre donc bien dans le type d'argumentation contre l'interventionnisme présent chez Hayek comme chez Mises : l'Etat ne peut atteindre ses objectifs. Il produit l'effet inverse de ce qu'il cherchait à atteindre.
Un objectif nécessairement modeste
Si la politique économique ne peut atteindre le plein-emploi, peut-on lui asigner un objectif plus réalisable ? Bien que Hayek suggère que de telles mesures puissent être prises, ce n'est pas, bien entendu, l'action de l'Etat qui est censée résoudre les problèmes. Il faut au contraire, selon lui, laisser agir les forces spontanées du marché.
Des mesures différentes selon les moments du cycle
Dans le cadre du court terme, des mesures limitées peuvent être entreprises. Elles ne peuvent toutefois voir que des objectifs modestes. La marge laissée aux actions efficaces est extrêmement étroite.
L'Etat, pour Hayek, ne peut qu'accompagner les forces du marché. Les mesures qu'il prend ne doivent pas entraver les mécanismes rééquilibrant. Son objectif ne peut être ainsi que de réduire la violence des fluctuations cycliques. Pour cette raison, on ne peut agir efficacement que pendant la période d'expansion. Il faut en effet, pour Hayek, laisser s'accroître le taux d'intérêt pendant que la croissance est forte. Celle-ci en est évidemment freinée, mais c'est un frein salutaire puisqu'il permet d'adapter l'investissement en ressources disponibles. Plus faible, la croissance n'en est que plus saine. Le cycle ne peut être totalement éliminé puisqu'il est dû à l'existence de la monnaie de crédit liée en partie à l'action des banques privées. Mais la violence de ses phases de croissance et de dépression peut être réduite en empêchant la hausse artificielle du crédit stimulée par l'Etat.
Cela ne signifie pas cependant que l'Etat doive s'interdire toute action une fois la crise déclenchée. Cette action s'inscrit dans des limites étroites. Il faut en effet d'un côté laisser baisser les prix et les profits, puisque c'est leur baisse qui stimule l'augmentation de la demande de biens d'investissement et qui crée donc les conditions d'une reprise ultérieure. Mais il faut aussi, d'un autre côté, les empêcher de baisser de manière excessive car si le profit est trop faible au début de la reprise, la demande de biens d'investissement sera très forte. Puisque les ressources seront consacrées en majeure partie à l'investissement et non à l'offre de biens de consommation, le prix de ces biens augmentera rapidement dès que leur demande sera stimulée par la hausse des revenus. La reprise sera sans doute forte mais brève et une nouvelle crise surgira rapidement.
Ainsi, dans la dépression, pour empêcher une baisse excessive des prix et des profits, Hayek accepte l'idée qu'une politique de dépenses publiques puisse être entreprise. Celle-ci, souligne-t-il, est cependant très difficile à mettre en oeuvre. En effet, si les mesures sont prises trop tôt elles empêchent le mouvement d'ajustement des prix. Si elles sont trop fortes, elles élèvent excessivement les profits et stimulent ainsi davantage la demande de biens de consommation que celle de biens d'investissement.
On le voit, si Hayek semble justifier, dans d'étroites limites, une politique de dépenses publiques, il le fait de telle sorte que ses effets pervers ressortent plus fortement que ses effets positifs.
L'ajustement à long terme est la seule solution
Ce n'est donc pas à court terme que le niveau de l'emploi peut être élevé durablement pour Hayek. Et ce n'est sûrement pas, selon lui, grâce à l'action de l'Etat. Au contraire, puisque la prise en compte des variations de prix montre qu'il existe des forces autorégulatrices, mieux vaut alors laisser jouer le marché. Mieux vaut favoriser les processus spontanés en supprimant les rigidités.
Le marché du travail en particulier doit être rendu plus flexible. Nous avons vu en effet que le raisonnement de Hayek supposait les salaires nominaux rigides. Que se passe-t-il alors si ceux-ci varient en fonction de la conjoncture ? En cas de dépression, ils baisseront. Pour Hayek, cette baisse aura uniquement un effet positif : la reprise sera plus durable puisque l'écart entre l'offre et la demande de de biens de consommation sera réduit. La hausse du prix de biens de consommation que met en avant l'effet Ricardo sera affaiblie. Elle permet d'atteindre un « maximum à court terme d'emploi stable plus élevé ». Mais il existe aussi un autre effet, négatif, que Hayek ne souligne pas : la reprise arrivera plus tardivement puisque c'est la hausse de la demande de biens d'investissement qui détermine le retournement favorable de l'activité. Or, si les salaires nominaux baissent, ils peuvent maintenir les salaires réels un niveau faible, voire provoquer leur chute. On peut alors avoir un risque d'une dépression qui se prolonge pendant une durée non déterminée ou, hier encore, qui s'aggrave. Il semble bien que Hayek, pour mettre en évidence le rôle autorégulateur de la flexibilité des prix (ici des salaires), ne tire pas toutes les conséquences de sa propre analyse.
Néanmoins la flexibilité du travail, bien que nécessaire, n'est, pour Hayek lui-même, pas suffisante. Le niveau d'emploi qui peut être atteint est toujours limité par la différence de taux d'activité entre les stades de production. Comme nous l'avons vu, Hayek fait l'hypothèse d'un taux de chômage plus élevé dans les industries qui produisent des biens d'investissement. C'est pour cette raison que la croissance se bloque nécessairement à court terme : le plein-emploi est atteint plus tôt dans les industries de biens de consommation. Chaque augmentation ultérieure du revenu et de la demande de biens de consommation des individus se traduit alors par cet accroissement de prix qui crée les conditions d'une crise ultérieure.
Pour qu'un niveau d'emploi plus élevé puisse être durable, il faut donc que la croissance de l'activité soit plus importante dans les industries de biens d'investissement que dans celles de biens de consommation. Il n'y a qu'une seule façon, pour Hayek, d'atteindre ce type de croissance : par une élévation du taux d'épargne. C'est donc bien le niveau volontaire d'épargne des individus qui est la variable stratégique. C'est lui seul qui peut élever le niveau de l'emploi. Une fois encore l'épargne apparaît comme la contrainte absolue qui pèse sur l'économie. Toute mesure qui l'affaiblit a un effet négatif sur le niveau de l'emploi. Contrairement à la position de Keynes, l'augmentation de cette dernière ne peut augmenter le chômage. La position keynésienne est liée, pour Hayek, à un raisonnement qui étudie de manière insuffisante l'effet des variations de prix et qui se développe exclusivement dans un cadre de court terme.
La remise en cause de l'effet Ricardo
La critique des politiques de plein-emploi repose donc sur le mécanisme de l'effet Ricardo. Celui-ci ne peut-il être mis en question ? Nous allons voir que les attaques dont il était l'objet ont poussé Hayek sur la défensive. L'ensemble de la position hayékienne s'en est trouvé affaiblie. Les difficultés logiques mises en évidence ne pouvaient en effet que rejaillir sur les conclusions en termes de politique économique.
Effet d'échelle et méthode de production
Kaldor faisait partie de ces nombreux économistes qui avaient été fascinés par les conférences de Hayek au début des années 1930 puis s'était rallié aux analyses keynésiennes. En 1939, il va développer une critique de ce qu'il appelle l'« effet accordéon » de Hayek, expression ironique qui représente la variation de la structure de production. Son objectif est de montrer que l'augmentation du prix d'un bien ne peut pas conduire à une baisse de la demande de biens d'investissement. Le changement de méthode de production ne peut tout au plus, selon lui, que freiner la demande de ces biens. Il ne peut donc pas provoquer de retournement du cycle.
Pour justifier sa position, Kaldor dénonce les défauts du raisonnement de Hayek qui lui apparaissent fondamentaux. Ce raisonnement repose en effet sur l'idée qu'un entrepreneur envisage la manière la plus profitable d'investir d'une somme donnée de monnaie. Il choisit la méthode qui fournit la rentabilité la plus forte pour cette somme. Or, souligne Kaldor, la différence de période d'investissement détermine une différence dont la valeur de la production écoulée pendant une durée de temps identique. Dans les deux cas, la valeur de la production correspondra à la somme investie augmentée du taux de rendement. Mais dans la méthode longue (achat de machines par exemple), cette valeur sera écoulée au bout de deux ans, dans la méthode courte (embauche de salariés essentiellement) au bout de deux mois. Si l'on compare les deux méthodes pendant la même période de temps (deux ans par exemple), on s'aperçoit que la valeur de la production écoulée par la méthode courte est 12 fois supérieure à celle de la méthode longue.
Pour Kaldor, ce raisonnement n'est pas compatible avec l'hypothèse de taux d'intérêt constant. Celle-ci revient à supposer l'absence de contrainte de financement. Dans ce cas, rien n'empêche l'entrepreneur d'envisager d'écouler une valeur de la production identique avec la méthode longue. Cela l'obligera bien entendu à un investissement initial plus important. Les termes du choix sont alors différents de ce qu'ils sont chez Hayek. L'entrepreneur ne cherche pas à obtenir le taux de rendement le plus important pour une somme initiale donnée. Il cherche à rendre son profit maximum pour une valeur de la production identique. Il va donc comparer les coûts des deux méthodes et il pourra décider, en fonction du taux d'intérêt, s'il est avantageux d'emprunter pour acheter des machines nouvelles. Il n'y a donc que les coûts des deux méthodes et le taux d'intérêt qui peuvent faire varier sa décision. Ainsi une augmentation du prix du bien incite essentiellement l'entrepreneur à augmenter l'échelle de sa production. Le choix pour deux méthodes moins intensives en travail freinent sans aucun doute, dit Kaldor, l'augmentation de la demande de biens d'investissement. Mais en aucun cas son choix ne peut provoquer une baisse de cette demande.
Derrière cette argumentation technique, il y a un enjeu politique fondamental. Les politiques de plein-emploi retrouvent une justification. En intervenant, l'Etat provoque sans doute une augmentation du prix des biens de consommation. Mais l'analyse de Kaldor conduit à montrer, contre Hayek, que cet effet est loin d'être négatif. Il incite les entrepreneurs à emprunter pour fabriquer davantage de biens. Même si l'augmentation des coûts les conduits à réduire la proportion de machines qu'ils utilisent, ceci n'empêche pas l'augmentation de la demande de biens d'investissement. La critique de Kaldor conduit bien à défendre les politiques keynésiennes et à montrer les effets positifs de l'intervention de l'Etat.
La défense de Hayek : le retour du taux d'intérêt
Hayek a bien entendu tenter de répondre aux critiques qui lui étaient adressées. Ses réponses, loin de lui permettre de rétablir sa théorie témoignent de son embarras. Il ne va pas, en effet, remettre en cause la logique du raisonnement de Kaldor. Au contraire, les arguments qu'il avance le situent sur le terrain de son adversaire. Prenons les principales positions qu'il soutient comme illustration des difficultés auxquelles il est confronté.
Hayek va reprocher à Kaldor de ne pas avoir pris en compte l'effet de la rareté des facteurs de production. En cela, il avance un argument classique de la critique générale de l'interventionnisme par les Autrichiens. C'est bien toujours cette hypothèse d'abondance qui font selon eux les analyses favorables à l'action de l'Etat.
Quel est alors que cet effet de la rareté ? Il est simple : les prix des équipements les plus intensifs en capital augmentent nécessairement plus, pour Hayek, que ceux qui incorporent davantage de travail. Reste à trouver la raison d'une telle évolution différente des prix. Elle provient, selon Hayek, d'une rareté plus importante de travail dans les industries qui fabriquent des biens d'investissement. Ainsi, réaffirme-t-il, les méthodes de production sont bien modifiées dans le sens prévu par sa théorie. L'augmentation du prix des biens de consommation provoquée par l'accroissement de la demande conduit à une augmentation plus forte du prix des méthodes intensives en capital. Les entrepreneurs sont, de ce fait, incités à choisir des méthodes plus courtes.
Cette défense est cependant extrêmement fragile. D'une part, ce n'est plus la variation du prix des biens et des salaires réels qui déterminent directement le changement de méthode. C'est maintenant la variation des coûts relatifs qui joue ce rôle, conformément à l'argument avancé par Kaldor. D'autre part, l'hypothèse avancée par Hayek est contradictoire avec celle qu'il soutenait auparavant. Sa théorie supposait que le taux de chômage était supérieur dans les industries de biens d'investissement à celui des industries de biens de consommation. C'est l'hypothèse inverse qui est proposé ici : si la rareté du travail se fait plus sentir dans les industries qui produisent des biens d'investissement c'est, implicitement, que le taux de chômage y est plus faible. Comment concilier ces deux hypothèses opposées ? Hayek ne répond pas à cette question qui met en cause la cohérence de sa démarche.
La seconde illustration confirme, elle aussi, l'efficacité de la critique de Kaldor. Hayek évoque en effet des problèmes de financement pour expliquer le changement de méthode de production. Là encore, comment concilier cette position avec hypothèse d'un taux d'intérêt constant qui correspond à une absence de contrainte de financement ? Hayek avance l'idée d'un décalage d'informations entre banques et entrepreneurs. Pour la banque, le prêt est risqué. Elle aura ainsi tendance à ne pas offrir un taux d'intérêt unique quelle que soit la quantité empruntée par un entrepreneur individuel. Plus la quantité empruntée par une même entreprise est importante, plus la banque augmentera son taux d'intérêt. Celui-ci, pour Hayek, augmente donc par paliers. Chaque entrepreneur subit une contrainte de financement, ce qui a un effet sur le choix des méthodes de production. Une fois encore, Hayek s'éloigne de son objectif initial qui était de montrer que le changement de méthode de production, et le retournement cyclique qu'il provoque à terme, pouvait se produire indépendamment d'une contrainte de financement. Implicitement, la conséquence est importante car ce n'est plus l'Etat qui peut être mis en cause mais c'est l'attitude des banques, c'est-à-dire d'agents privés.
Nous retrouvons donc ici le rôle central de la monnaie. En réintroduisant une contrainte de financement dans une approche qui voulait l'écarter, Hayek marque le caractère incontournable d'une analyse des relations monétaires. Toute la critique de l'interventionnisme est, en effet, une critique du régime monétaire qui lui est associé et qui donne une plus grande liberté d'action à l'Etat.
Il semble bien cependant que les conclusions normatives qui sont tirées du cadre autrichien par Mises et Hayek sont fondées sur un approfondissement insuffisant de l'analyse des relations monétaires et du rôle du crédit. La relation positive notée par Hayek lui-même dans son ouvrage de 1929 entre crédit et croissance, ainsi que les développements de Lachmann sur l'effet positif du crédit sur le rythme du progrès technique, montre bien que l'effet déstabilisateur du crédit n'est pas la conclusion unique que l'on peut tirer de l'approche autrichienne. La critique de Kaldor, quant à elle, insiste sur la primauté de l'accroissement de l'échelle de production et remet en cause le caractère inéluctable du retournement cyclique en l'absence de contrainte de financement ou de hausse des coûts. Une politique économique associant régulation monétaire, budgétaire, et politiques des revenus n'apparaît pas nécessairement incompatible avec l'approche autrichienne. L'idée d'une relation logique, nécessaire, entre la théorie économique autrichienne et les conclusions libérales apparaît ainsi fortement discutable, liée à une analyse trop restreinte des effets de la monnaie et du crédit.