La Constitution n’a nulle autorité ou obligation qui lui soit inhérente. Elle n’a nulle autorité ou obligation quelle qu’elle soit, si ce n’est comme contrat entre un homme et un autre. Or, elle ne prétend même pas être un contrat entre personnes actuellement vivantes. Au plus, elle prétend être un contrat conclu entre des personnes qui vivaient il y a quatre-vingts ans. Encore ne peut-on lui supposer alors la qualité de contrat qu’entre des personnes qui avaient déjà atteint l’âge du discernement, de manière à être aptes à faire des contrats raisonnables et qui les obligent. En outre, l’histoire nous l’apprend, seule une faible portion des personnes qui vivaient alors ont été consultées sur le sujet, ou interrogées, ou autorisées à exprimer leur accord ou leur désaccord de façon quelque peu formelle. Les hommes, s’il y en eut, qui donnèrent bien leur accord formel sont tous morts aujourd’hui. Pour la plupart, ils sont morts depuis quarante, cinquante, soixante ou soixante-dix ans. Et la Constitution, parce qu’elle était leur contrat, est morte avec eux. Ils n’avaient ni le pouvoir naturel ni le droit naturel de rendre cette Constitution obligatoire pour leurs enfants. Non seulement il est absolument impossible, selon la nature des choses, qu’ils lient leur postérité, mais ils ne tentèrent même pas de le faire. Autrement dit, ce document ne prétend pas être un accord entre qui que ce soit sinon entre « les hommes » alors vivants ; il ne revendique pas non plus pour ces hommes, ni expressément ni implicitement, aucun droit, pouvoir ou désir de lier qui que ce soit d’autre qu’eux-mêmes. Voici son langage :
« Nous, gens des États-Unis [autrement dit, les gens vivant alors aux États-Unis], en vue de former une union plus parfaite, de renforcer la tranquillité à l’intérieur, de pourvoir à notre commune défense, de promouvoir le bien-être général et d’assurer à nous-mêmes et à notre postérité les bienfaits de la liberté, ordonnons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. »
En premier lieu, il est clair que par ces termes l’accord en tant qu’accord ne prétend pas être autre chose que ce que réellement il est, à savoir un contrat entre des gens alors vivants ; et qui nécessairement ne lie, en tant que contrat, que les gens qui vivent alors. En second lieu, la formulation n’exprime ni n’implique que ceux-ci aient eu la moindre intention ou désir d’obliger leur « postérité » à vivre sous cette loi, ni qu’ils se soient imaginés revêtus du moindre droit ou pouvoir d’en user ainsi. La formule ne dit pas que leur « postérité » vivra, voudra ou devra vivre sous cette loi. Elle dit seulement, en fait, qu’en adoptant cette Constitution leurs espoirs et leurs motifs étaient qu’elle s’avérerait sans doute utile non seulement à eux-mêmes mais aussi à leur postérité, parce qu’elle promouvrait son union, sa sécurité, sa tranquillité, sa liberté, etc.[…]
Par conséquent, sur le plan juridique, il n’y a, dans la Constitution, rien qui affirme lier ou qui tente de lier la « postérité » de ceux qui l’ont établie. Dès lors que ceux qui ont établi la Constitution n’avaient pas le pouvoir de lier leur postérité et n’ont pas cherché à le faire, il faut se demander si leur postérité s’est liée elle-même. Si elle l’a fait, elle n’a pu le faire que de l’une des deux manières que voici, à savoir par le vote ou par l’impôt.
[…] Puisque tous les hommes qui soutiennent la Constitution en votant (pour autant qu’il existe de tels hommes) le font secrètement (par scrutin secret), et de manière à éviter toute responsabilité personnelle pour l’action de leurs agents ou représentants, on ne saurait dire en droit ou en raison qu’il existe un seul homme qui soutienne la Constitution en votant.
Puisque tout vote est secret (par scrutin secret), et puisque tout gouvernement secret est par nécessité une association secrète de voleurs, tyrans et assassins, le fait général que notre gouvernement, dans la pratique, opère par le moyen d’un tel vote prouve seulement qu’il y a parmi nous une association secrète de voleurs, tyrans et assassins, dont le but est de voler, asservir et — s’il le faut pour accomplir leurs desseins — assassiner le reste de la population. Le simple fait qu’une telle association existe ne prouve en rien que « le peuple des États-Unis », ni aucun individu parmi ce peuple, soutienne volontairement la Constitution.
Les partisans visibles de la Constitution, comme les partisans visibles de la plupart des autres gouvernements, se rangent dans trois catégories, à savoir :
- Les scélérats, classe nombreuse et active ; le gouvernement est pour eux un instrument qu’ils utiliseront pour s’agrandir ou s’enrichir ;
- Les dupes — vaste catégorie, sans nul doute, dont chaque membre, parce qu’on lui attribue une voix sur des millions pour décider ce qu’il peut faire de sa personne et de ses biens, et parce qu’on l’autorise à avoir, pour voler, asservir et assassiner autrui, cette même voix que d’autres ont pour le voler, l’asservir et l’assassiner, est assez sot pour imaginer qu’il est « un homme libre », un « souverain »; assez sot pour imaginer que ce gouvernement est « un gouvernement libre », « un gouvernement de l’égalité des droits », « le meilleur gouvernement qu’il y ait sur terre », et autres absurdités de ce genre ;
- Une catégorie qui a quelque intelligence des vices du gouvernement, mais qui ou bien ne sait comment s’en débarrasser, ou bien ne choisit pas de sacrifier ses intérêts privés au point de se dévouer sérieusement et gravement à la tâche de promouvoir un changement.
Or, nous avons un document — la Constitution — qui veut et prétend être un contrat, ou dont on prétend qu’il est un contrat ; un document rédigé il y a quatre-vingts ans, par des hommes qui sont tous morts aujourd’hui ; et n’ont jamais eu aucun pouvoir de nous lier nous ; un document qui (prétend-on) a néanmoins lié trois générations, (soit des millions d’hommes, et qui (prétend-on) va lier tous les millions d’hommes à venir ; mais que personne n’a jamais signé, scellé, ni remis, authentifié par un témoignage ou autrement ; un document que des gens qui ne sont qu’une poignée, comparés au nombre total de personnes qu’on veut qu’il lie ont jamais lu, ou même vu, ou verront ou liront jamais. Et parmi ceux qui l’ont jamais lu, ou le liront jamais, à peine deux personnes, et peut-être même pas deux personnes, ont jamais été d’accord ou seront jamais d’accord sur ce qu’il signifie.
En outre, ce supposé contrat — qui ne serait jamais accepté par aucune cour de justice siégeant par l’autorité de ce même contrat, si on l’avançait pour attester une somme de cinq dollars due par un homme à un autre —, ce contrat, dis-je, tel qu’il est généralement interprété par ceux qui prétendent l’appliquer, est celui par quoi tous les hommes, femmes et enfants à travers tout ce pays et dans tous les temps abandonnent non seulement tous leurs biens, mais aussi leur liberté, et même leur vie, entre les mains d’hommes qui par ce supposé contrat sont expressément exemptés de toute responsabilité pour l’usage qu’ils font des personnes et des biens à eux livrés. Et nous sommes assez fous, ou assez mauvais, pour détruire des biens et des vies sans limites, lorsque nous combattons pour obliger des hommes à remplir un supposé contrat qui, puisqu’il n’a jamais été signé par quiconque, n’est, selon les principes généraux du Droit et de la raison — ces principes qui nous gouvernent tous lorsqu’il s’agit d’autres contrats — qu’un morceau de papier sans valeur, incapable de lier personne, bon seulement à jeter au feu ; ou, si on voulait le garder, à conserver seulement pour témoigner et avertir de la folie et de la méchanceté du genre humain.
A propos des élus
Le plus que puissent dire les membres du Congrès quant à leur nomination est ceci, que chacun d’eux peut dire de lui-même :
« J’ai des preuves, à mes yeux satisfaisantes, qu’il existe, dispersée dans le pays, une bande d’hommes qui ont entre eux un accord tacite, et qui se font appeler “le peuple des États-Unis”; ces gens ont pour objectif général de se gouverner et de se piller les uns les autres, ainsi que tous les autres habitants de ce pays — et, autant qu’ils le pourront, ceux des pays voisins ; et de tuer tout homme qui tentera de défendre sa personne et ses biens contre leurs machinations visant à voler et dominer.
Ce que sont individuellement ces hommes, je n’ai pas le moyen de le savoir avec certitude, car ils ne signent aucun papier, et ne donnent aucune preuve ouverte et authentique de leur appartenance individuelle. Ils ne se connaissent même pas individuellement entre eux. Apparemment, ils craignent tout autant de se connaître individuellement entre eux que d’être connus des autres gens. C’est pourquoi ordinairement leur seule manière d’exercer ou de faire connaître leur appartenance individuelle consiste à voter secrètement pour certains agents chargés d’accomplir leur volonté.
Mais bien que ces hommes soient individuellement inconnus tant d’eux-mêmes que des autres gens, il est généralement admis dans le pays que seuls les mâles âgés de vingt et un ans et plus ont le droit d’appartenir à ce groupe. De même il est généralement admis que tous les mâles nés dans ce pays, ayant une certaine couleur de peau, et (en certains lieux) une quantité de biens déterminée, et (en certains cas) même ceux qui sont nés à l’étranger, sont autorisés à faire partie de ce groupe. Cependant, il apparaît qu’ordinairement seuls une moitié, ou deux tiers, ou en certains cas trois quarts de tous ceux qui sont ainsi autorisés à faire partie de la bande utilisent jamais leur qualité de membre, et par conséquent font la preuve de cette qualité, de la seule manière qu’ils puissent ordinairement l’utiliser et la prouver, à savoir en votant en secret pour les officiers ou agents de la bande.
Le nombre de ces votes secrets, pour autant que nous le connaissions, varie grandement d’une année à l’autre, et tend donc à prouver que la bande n’est pas une organisation permanente, mais plutôt un arrangement provisoire concernant ceux qui choisissent provisoirement d’en faire partie. Le nombre total de ces votes secrets, ou ce qu’on prétend être leur nombre total, dans les diverses localités, est parfois rendu public. Nous n’avons aucun moyen de vérifier si ces données sont exactes ou non. On suppose généralement que de nombreuses fraudes sont commises lors des scrutins. Il est entendu que les votes sont reçus et comptés par certaines personnes qui sont nommées à cet effet par le même processus secret qui est en usage pour choisir tous les autres officiers et agents de la bande. Selon les rapports faits par ceux qui ont reçu les votes (gens dont je ne peux toutefois garantir la précision et honnêteté), et selon ce que je sais du nombre total des mâles “dans mon district” qui (suppose- t‑on) furent autorisés à voter, il semble que la moitié, les deux tiers ou les trois quarts ont effectivement voté.
Ce que sont individuellement ces gens qui ont voté, je n’en ai pas connaissance, car tout s’est passé en secret. Mais, parmi les suffrages secrets ainsi exprimés pour ce qu’ils appellent un “membre du Congrès”, ceux qui les ont reçus disent que j’ai eu la majorité, ou du moins un plus grand nombre de voix que toute autre personne. Et c’est uniquement en vertu d’une telle désignation que je me trouve maintenant ici, pour agir de concert avec d’autres personnes choisies de la même façon dans d’autres parties du pays. Il est entendu entre ceux qui m’ont envoyé ici que toutes les personnes ainsi choisies, lorsqu’elles se réuniront dans la ville de Washington, s’engageront par serment en présence de toutes les autres à “soutenir la Constitution des États-Unis”.
Par là on veut parler d’un certain document qui fut rédigé il y a quatre-vingts ans. Ce document n’a jamais été signé par personne, et apparemment il n’a pas et n’a jamais eu le moindre pouvoir de lier à la façon d’un contrat. En fait, peu de gens l’ont jamais lu et sans aucun doute la plus grande partie, et de loin, des gens qui ont voté pour moi et pour les autres ne l’ont jamais vu, ou ne prétendent pas savoir ce qu’il signifie. Néanmoins, il arrive souvent dans ce pays qu’on le nomme “la Constitution des États-Unis”; et pour une raison quelconque, les gens qui m’ont envoyé ici semblent s’attendre à ce que moi-même, et les autres gens avec lesquels j’agis, nous nous engagions par serment à mettre en application cette Constitution. Je suis donc disposé à prêter ce serment, et à coopérer avec toutes les autres personnes choisies de la même manière qui sont disposées à prêter le même serment. »
Voilà tout ce que peut dire un membre du Congrès pour prouver qu’il a bien des électeurs ; qu’il représente bien quelqu’un ; que son serment de « soutenir la Constitution » est bien prêté à quelqu’un, ou engage sa fidélité envers quelqu’un. Il n’a aucune preuve ouverte, écrite, ou autrement authentique, telle qu’on en exige dans tous les autres cas, qu’il a jamais été nommé agent ou représentant de qui que ce soit. Il n’a procuration écrite d’aucun individu en particulier. Il n’a pas le genre de garantie juridique, exigée dans tous les autres cas, qui lui permettrait d’identifier un seul de ceux qui prétendent l’avoir nommé pour les représenter.
Il est clair que, selon les principes généraux du Droit et de la raison, il n’existe rien qui ressemble à un gouvernement créé par ou reposant sur un quelconque consentement, ou une convention ou un accord passé par « le peuple des États-Unis » avec lui-même ; que le seul gouvernement visible, tangible et responsable qui existe est celui d’un petit nombre d’individus, qui agissent de concert, et se font appeler de noms divers tels que sénateurs, représentants, présidents, juges, huissiers, trésoriers, percepteurs, généraux, colonels, capitaines, etc., etc.
Selon les principes généraux du Droit et de la raison, il n’importe aucunement que ces quelques individus prétendent être les agents et représentants du « peuple des États-Unis », puisqu’ils sont incapables de montrer les documents par lesquels ce peuple les accréditerait comme tels ; jamais ils n’ont été nommés en qualité d’agents ou représentants en aucune façon ouverte, authentique ; eux-mêmes ne savent pas et n’ont aucun moyen de savoir et de prouver qui sont individuellement leurs mandants (comme ils les appellent); et par conséquent on ne saurait dire, en droit et en raison, qu’ils en aient aucun.
Il y a une autre raison encore qui fait qu’ils ne sont pas nos serviteurs, agents, mandataires ou représentants. Cette raison est que nous ne nous attribuons pas non plus la responsabilité de leurs actes. Si un homme est mon serviteur, agent ou mandataire, nécessairement je prends la responsabilité de tous les actes qu’il accomplit dans la limite du pouvoir dont je l’ai revêtu. Si, en tant que mon agent, je l’ai revêtu d’un pouvoir absolu, ou d’un pouvoir quel qu’il soit sur les personnes ou les biens d’autres que moi-même, par nécessité j’ai par là même pris la responsabilité devant ces autres personnes de tout le mal qu’il pourrait leur faire, pourvu qu’il agisse dans les limites du pouvoir dont je l’ai revêtu. Or aucun individu qui se trouverait lésé dans sa personne ou ses biens par des actes du Congrès ne peut se tourner vers l’électeur individuel, et le tenir pour responsable de ces actes accomplis pas les soi-disant agents ou représentants de cet électeur. Ce qui prouve que ces prétendus agents du peuple, ou de tout le monde, ne sont en fait les agents de personne.
Du scrutin secret
Pourquoi le scrutin est-il secret ? Pour une raison et une seule : comme tous les gens associés dans le crime, ceux qui utilisent le scrutin ne sont pas des amis, mais des ennemis ; et ils ont peur d’être connus, et que les actes qu’ils accomplissent individuellement soient connus, même de leurs associés. Ils parviennent à établir entre eux assez de complicité pour agir de concert au détriment d’autres personnes ; mais au-delà de cela il n’y a entre eux aucune confiance, aucune amitié. En fait, ils sont tout aussi empressés à se dépouiller les uns les autres par leurs machinations qu’à dépouiller ceux qui n’appartiennent pas à leur bande. Et il est parfaitement entendu qu’en de certaines circonstances le parti le plus fort parmi eux fera tuer les membres des autres partis par dizaines de milliers — ce qu’ils firent il y a peu* — pour accomplir les plans ourdis contre eux. C’est pourquoi ils ont peur d’être connus, ou que leurs actions individuelles soient connues, même entre eux. Et c’est, de leur propre aveu, la seule raison qui justifie le scrutin secret ; qui justifie un gouvernement secret ; qui justifie le gouvernement d’une association secrète de voleurs et d’assassins. Et nous sommes assez fous pour appeler cela liberté ! Faire partie de cette association secrète de voleurs et d’assassins est considéré comme un privilège et un honneur ! S’il est privé de ce privilège l’homme passe pour un esclave ; s’il en jouit, c’est un homme libre ! Un homme libre, parce que le pouvoir qu’a autrui de le voler, asservir et assassiner secrètement (par scrutin secret), ce pouvoir il l’a lui aussi sur autrui ! Voilà ce qu’on nomme l’égalité des droits !
Si un nombre d’hommes, grand ou petit, revendique le droit de gouverner le peuple de ce pays, qu’ils concluent et signent ouvertement entre eux une convention à cet effet. Qu’ils se fassent individuellement connaître par ceux qu’ils veulent gouverner. Et qu’ils prennent ainsi ouvertement la responsabilité légitime de leurs actes. Combien le feront, parmi ceux qui aujourd’hui soutiennent la Constitution ? Combien auront l’audace de proclamer ouvertement leur droit de gouverner ? Ou de prendre la responsabilité légitime de leurs actes ? Aucun !
- Lysander Spooner évoque ici la Guerre civile dite « guerre de Sécession » (N.d.T).