[Le texte concernait les pays de l'Est au début des années 90. Il pourrait s'appliquer un jour à la France. Par ailleurs, le lecteur pourra comparer les analyses de Rothbard et celle du chapitre 10 ("Désétatiser") du récent livre de Pascal Salin, "Libéralisme", Odile Jacob, 2000. NdT]
Tout le monde en Europe de l'Est et en Union soviétique semble apparemment pressé de sortir du socialisme, de mettre en oeuvre le marché et la privatisation. Les plans prolifèrent et d'innombrables économistes occidentaux sont consultés sur la façon de venir à bout de cette tâche intimidante. Il est généralement admis que les bureaucrates ralentissent le processus mais il existe également une grande confusion au sein des partisans du marché libre. Les affaires ne s'éclaircissent pas du fait que les économistes occidentaux, auprès desquels l'ex bloc de l'Est cherche conseil, n'ont eux-mêmes quasiment rien fait pour étudier, sans parler de résoudre, le problème pendant les soixante ans écoulés depuis que Staline [je ne sais pourquoi Rothbard ne remonte pas à Lénine, NdT] a établi le socialisme en Europe de l'Est. Car, depuis le milieu des années 1930, presque tous les économistes de l'Ouest ont accepté le point de vue suivant lequel il n'y avait pas de problème de calcul sous un régime socialiste, et la plupart ont accepté la notion en découlant, selon laquelle l'économie soviétique réussissait, était en croissance et dépasserait bientôt celle des États-Unis [1].
Comment ne pas sortir du socialisme
Nous devons d'abord éclaircir la question de la sortie du socialisme en examinant les divers chemins qui sont devenus populaires et qui ne sont certainement pas la voie pour arriver à notre but commun.
Comment ne pas mener la désocialisation pourra être éclairé par l'histoire d'un de mes amis, qui m'a récemment parlé d'un collègue soviétique de son département, venu aux États-Unis pour étudier soigneusement la façon de créer les futurs marchés en URSS. Il était resté perplexe parce qu'il n'arrivait pas à imaginer quelles lois ou décrets l'Etat soviétique devait prendre pour copier le marché futur des États-Unis. En somme, il n'arrivait pas à trouver une façon de planifier le marché de l'avenir. C'est le point crucial : il n'est pas possible de planifier les marchés. Par leur nature même, il est seulement possible de laisser les gens libres d'interagir et d'échanger et donc de développer eux-mêmes les marchés. De même, de nombreux pays socialistes, en constatant l'importance des marchés du capital à l'Ouest, ont essayé de développer des Bourses, avec très peu de succès. En premier lieu, à nouveau, parce que les marchés boursiers ne peuvent être planifiés et ensuite parce que, comme nous le verrons plus loin, il n'est pas possible d'avoir des marchés de titres sur le capital s'il n'y a en réalité aucun propriétaire privé du capital existant.
Ne procédez pas par étapes
Il est communément accepté, à nouveau, que l'on doit parvenir au marché rapidement et qu'y arriver par étapes, petit à petit et graduellement ne fera que repousser le but indéfiniment. Il est bien connu que la gigantesque bureaucratie socialiste ne fera que profiter d'un tel délai pour enrayer tout à fait le processus [exactement comme le fait le secteur public (donc parasitaire) en France, NdT]. Mais il y a d'autres raisons importantes pour aller vite. Premièrement parce que marché libre est une toile, un réseau interconnecté ; il est constitué d'innombrables parties qui sont des mailles reliées entre elles par un réseau de producteurs et d'entrepreneurs échangeant des titres de propriété, motivés par la recherche du profit et le soin pris à éviter des pertes, et qui les calculent au moyen du système des prix libres. Se retenir, ne libérer que quelques domaines au même moment, ne ferait qu'imposer des distorsions continues qui détruiraient les résultats du marché et le discréditeraient aux yeux d'un public déjà craintif et suspicieux. Mais il y a un autre point vital : le fait que l'on ne puisse pas planifier le marché implique qu'il n'est pas non plus possible de planifier sa mise en place. Bien qu'ils puissent se bercer d'illusions par ailleurs, les gouvernements et leurs conseillers économiques se sont pas dans la position des Dieux sages de l'Olympe, situés au-dessus de l'arène économique, pouvant planifier soigneusement l'installation du marché étape par étape, décidant quoi faire dans un premier temps, quoi dans un deuxième, etc. Les économistes et les bureaucrates ne sont pas meilleurs pour planifier les étapes qu'ils ne le sont pour dicter tout autre aspect du marché. Pour obtenir une véritable liberté, le rôle du gouvernement et de ses conseillers doit se confiner à laisser ses sujets libres, aussi rapidement et complètement que demande le temps nécessaire pour enlever leurs chaînes. Après ceci, le véritable rôle du gouvernement et de ses conseillers est de disparaître du chemin de ses sujets.
N'empêchez pas le marché noir
Une voie vers la liberté que l'ancien Président Gorbachev a emprunté consistait à tomber à bras raccourcis sur les bandits du marché noir. Nous pourrions conclure que l'état d'esprit du bloc de l'Est a encore un long chemin à parcourir avant de comprendre la liberté, s'il n'y avait pas de même si peu d'Occidentaux pour comprendre le problème. Car les acteurs du marché noir ne sont pas des bandits : s'ils ressemblent et agissent parfois comme des bandits, ce n'est que parce que leurs activités entrepreneuriales ont été rendues illégales. Le "marché noir" est simplement le marché, le marché que les Soviétiques prétendent chercher, mais qui est devenu "noir" précisément parce qu'il a été déclaré illégal. C'est un marché estropié et défiguré, mais c'est bien là, dans ce domaine appelé "noir", que les Soviétiques trouveront le plus aisément le marché. Au lieu de vouloir l'empêcher, le gouvernement devrait libérer immédiatement le marché noir.
Ne confisquez pas l'argent du peuple
L'Union soviétique souffre du problème de "surplus de roubles", c'est-à-dire que trop de roubles sont disponibles pour acheter trop peu de biens. Il est généralement admis que ce "surplus" est le résultat d'un contrôle des prix complet, par lequel le gouvernement a fixé les prix bien en deçà des prix du marché libre. Au long des années, le gouvernement soviétique a rapidement imprimé de la nouvelle monnaie pour financer ses dépenses, et cet accroissement de l'offre de monnaie, ainsi qu'une offre de biens en constante diminution résultant de l'échec de la planification socialiste, ont créé des pénuries aggravées et un excès de monnaie par rapport aux biens disponibles.
On reconnaît habituellement que les pénuries seraient allégées et le surplus monétaire supprimé si les prix pouvaient évoluer librement. Toutefois, le gouvernement craint la colère de consommateurs mécontents. Peut-être, mais ce n'est guère une solution de faire ce que Gorbachev a fait, c'est-à-dire de suivre la voie mal inspirée du Président brésilien Collor, "partisan du marché", qui durant le printemps 1990, dans un essai de renverser l'hyper-inflation, a arbitrairement gelé 80 pour cent de tous les comptes bancaires. Gorbachev a fait un peu mieux en rendant soudainement inutilisables les traites importantes en roubles, en autorisant seulement l'échange d'un petit nombre en traites plus petites. Ce n'est certainement pas une façon d'éliminer un surplus ; au mieux, le remède est bien pire que le mal. En premier lieu, dans ce prétendu combat contre le marché noir, ce sont plutôt les économies du Soviétique moyen qui ont été détruites, car les acteurs du marché noir étaient suffisamment malins pour avoir déjà converti leurs gains en métaux précieux ou en monnaies étrangères. Mais encore plus important : par cette action, le gouvernement frappe un deuxième coup contre le citoyen ordinaire et contre l'économie. Le premier coup consistait de la part du gouvernement à faire de l'inflation en augmentant la quantité de monnaie pour s'engager dans ses dépenses habituelles et gaspilleuses. Puis, une fois l'argent dépensé et les prix poussés vers le haut - d'un manière franche ou réprimée - le gouvernement, dans sa sagesse, commence à s'exclamer sur les horreurs de l'inflation, accuse le marché noir, l'avarice des consommateurs, les riches ou toute autre chose et délivre alors son deuxième coup monstrueux de confiscation de la monnaie longtemps après qu'elle est devenue propriété privée.
N'augmentez pas les impôts
Malheureusement, une des "leçons" que de nombreux Européens de l'Est ont apprises des économistes occidentaux est la prétendue nécessité d'augmenter fortement les impôts et de les rendre progressifs. Les impôts sont parasitaires et étatiques ; ils détruisent les énergies, l'épargne et la production. Les taxes envahissent et agressent les droits de propriété privée. Plus ils sont élevés, plus l'économie devient socialiste ; plus ils sont bas, plus l'économie s'approche de la vraie liberté et de la vraie privatisation, qui veut dire un système de droits complets sur la propriété privée. La tentative de Mazowiecki d'obtenir le privatisation et le marché libre en Pologne a été grandement entravée par la mise en place d'impôts bien trop élevés et progressifs.
Pour aller vers la liberté et pour sortir du socialisme il faut donc diminuer très fortement les impôts, et non les augmenter.
Des entreprises du gouvernement qui s'appartiennent les unes les autres ne constituent pas une privatisation
Je dois au Docteur Youri Maltsev l'information selon laquelle le plan Shatalin pour l'Union soviétique, tellement vanté et supposé aboutir à la privatisation et aux marchés libres en 500 jours, n'était en aucun cas une privatisation. Apparemment, les firmes gouvernementales existantes de chaque industrie, au lieu d'être effectivement privatisées - ce qui veut dire possédées par des individus privés - seraient possédées (ou possédées à 80 pour cent) par d'autres entreprises de la même industrie. Cela signifierait que les entreprises géantes et monopolistiques d'Etat continueraient à être des entreprises monopolistiques d'Etat, et qu'elles seraient possédées par des oligarchies s'auto-perpétuant plutôt que véritablement privatisées. La privatisation doit impliquer la propriété privée [2].
Comment sortir du socialisme
Les points suivants de la désocialisation doivent nécessairement être écrits ou lus séquentiellement mais n'ont pas besoin d'être mis en oeuvre de cette manière : les point suivants pourraient et devraient être institués tous immédiatement dès le début.
Légalisez le marché noir
Le deux premiers points sont implicites dans la partie précédente de cet article. Le premier est de légaliser le marché noir, donc de rendre tous les marchés libres et légaux. Ceci veut dire que la propriété privée de tous ceux qui sont engagés dans de tels marchés doit être mise à l'abri des déprédations du gouvernement, via le droit de propriété. Ce qui veut dire aussi que tous les biens et services jusqu'alors illégaux deviennent désormais légaux, qu'ils soient légaux dans les pays occidentaux ou non, et que toutes les transactions doivent être libres, c'est-à-dire que les prix sont établis volontairement par les parties concernées par l'échange. Ainsi, tout contrôle gouvernemental des prix doit être aboli immédiatement. Si les prix véritables pour des transactions réelles sont plus élevés que les pseudo-"prix" fixés par le gouvernement pour des transactions inexistantes, qu'il en soit ainsi. Les ronchonnements des consommateur doivent simplement être ignorés ; tout consommateur qui préfèrerait encore le régime précédent de prix fixés pour des biens inexistants restera, bien entendu, libre de boycotter les nouveaux prix et de chercher ailleurs des sources d'offre meilleur marché. Mon pressentiment, cependant, est que les consommateurs s'ajusteront assez vite à ces changements, qui auront lieu une fois pour toute, en particulier parce qu'une abondance sans précédent de biens de consommation se fera jour sur les marchés.
Par "légalisation", au passage, je veux simplement dire abolition d'une mise hors la loi précédente ; je ne me propose pas d'engager un exercice sémantique essayant de distinguer "légalisation" et "décriminalisation".
Baissez drastiquement les impôts
Un autre résultat de notre précédente analyse est que la taxation doit être diminuée drastiquement. Il existe, dans la littérature sur la taxation, bien trop de discussions sur les types d'impôts à mettre en place, sur qui doit les payer et pourquoi, et pas assez de discussions sur le montant des impôts à lever. Si le taux d'imposition est assez bas, alors la forme ou les principes de la distribution de l'impôt a en fait peu d'importance. Pour le dire clairement, si tous les taux d'imposition étaient inférieurs à 1 pour cent, il n'y serait économiquement pas important de savoir si les impôts portent sur le revenu, les ventes, la propriété ou les gains du capital [Hayek, dans "La Constitution de la liberté" signale cependant, à mon avis à juste titre, qu'un impôt progressif, même bas, présente un risque car il sépare les décideurs des payeurs et que c'est cette séparation qui conduira quasi obligatoirement à augmenter le niveau de la taxation. NdT]. Il est important de s'occuper à la place du niveau du produit social qui est siphonné vers la gueule non productive du gouvernement, et de rendre ce fardeau ultra-minimal.
Alors que la forme de l'impôt n'aurait pas d'importance économique, elle aurait encore cependant une importance politique. Un impôt sur le revenu, par exemple, aussi bas soit-il, maintiendrait le système oppressif d'une police secrète prête et cherchant à fouiller dans les revenus, les dépenses et donc la vie entière de chacun. Malgré l'opinion contraire des économistes, il n'existe aucun impôt ou système d'imposition qui reste neutre par rapport au marché [3]. Quelle que soit la taxation qui existerait après la sortie du socialisme, elle devrait cependant être aussi proche de la neutralité que possible. Ce qui veut dire, en plus de taux et de montants faibles, que la taxation doit être aussi discrète et aussi peu douloureuse que possible et imiter le marché d'aussi près qu'il se peut. Une telle imitation pourrait inclure la vente volontaire de biens et de services à un certain prix, ou la mise en place d'un prix pour la participation au vote. La vente de biens et de services par le gouvernement seraient, bien sûr, sévèrement limitée dans notre système désocialisé, à cause du grand champ de privatisation des activités gouvernementales. La privatisation sera traitée plus bas.
Supprimez le pouvoir de création monétaire du gouvernement
Il y a trois façons pour un gouvernement de se procurer des revenus : la taxation, la création de nouvelle monnaie et la vente de biens et de services [4]. Il ne peut y avoir de véritable marché libre ou de sortie du socialisme tant que le gouvernement à le pouvoir de fabriquer de la fausse monnaie, c'est-à-dire de créer de la nouvelle monnaie, qu'elle soit en billets de papier ou en dépôts bancaires, à partie du vide. Une telle création monétaire fonctionne comme une forme cachée et insidieuse de taxation et d'expropriation de la propriété et des ressources des producteurs. Supprimer la contrefaçon signifie faire sortir le gouvernement des affaires monétaires, ce qui à son tour signifie à la fois l'élimination de la monnaie de papier du gouvernement et des banques centrales. Cela signifie aussi dénationaliser les unités de monnaie, tels que le rouble, le florin, le zloty, etc., et les remettre dans les mains du marché privé. La dénationalisation de la monnaie ne peut être obtenue qu'en redéfinissant les monnaies de papier en termes d'unités de poids d'un métal précieux, de préférence l'or. Quand les banques centrales seront liquidées, elles pourront rendre leurs réserves d'or ; et leur dernier acte sur terre serait le remboursement des billets de papier en pièces d'or, d'après un poids redéfini.
Alors que, étant donnée la volonté de sortir du socialisme, le processus de dénationalisation monétaire n'est pas aussi complexe ou difficile qu'il semble eu premier abord, il pourrait dans les faits prendre un peu plus de temps que le jour nécessaire pour les autres parties de notre plan [5]. Il pourrait alors y avoir des étapes de transition d'une durée des quelques jours : le rouble ou le florin pourrait fluctuer librement et être convertibles aux taux du marché dans d'autres devises. Il serait cependant encore impératif de retirer le pouvoir de création monétaire des mains du gouvernement national ; un chemin possible pour ce faire, et une deuxième étape de transition, serait de rendre le rouble convertible en des monnaies plus fortes, comme le dollar, à un taux fixe. En attendant le retour à un étalon or et la suppression de la banque centrale, il serait également important d'empêcher le pouvoir du gouvernement de créer de la monnaie en gelant de manière permanente toutes les activités de la banque centrale, y compris les opérations d'open market, les prêts et l'émission de billets. Il est à peine nécessaire d'ajouter qu'une loi ou un décret limitant le gouvernement lui-même, ou gelant ses activités, n'est pas un acte d'intervention dans l'économie ou la société. Bien au contraire.
Tout comme les marchés noirs et tous les marchés privés seraient libres, de même les institutions de crédit privées, pour le prêt de l'épargne ou la canalisation de l'épargne des autres, seraient libres de se développer.
Renvoyez la bureaucratie
Une question pourrait se poser au lecteur : si la taxation doit être sévèrement diminuée et que le gouvernement est privé de son pouvoir d'imprimer ou de créer de la monnaie, comment ce gouvernement va-t-il financer ses dépenses et ses opérations ? La réponse est : il n'aura pas à le faire, parce qu'il lui restera bien peu à faire. (Ce sera expliqué ultérieurement dans la discussion sur la privatisation, voir plus bas). L'économie socialiste est une économie de commandement, pourvue et dirigée par une gigantesque bureaucratie. Cette bureaucratie serait immédiatement renvoyée et ses membres seraient enfin libres de chercher des emplois productifs et de développer tout talent productif qu'ils pourraient avoir, dans le secteur privé désormais florissant et en expansion rapide.
Ceci nous offre un problème fascinant qui, bien que demeurant depuis longtemps dans les coeurs et les esprits des sujets opprimés du socialisme, est devenu de façon inattendue une question politique actuelle. Que doit-on faire avec les cardes importants du Parti communistes, la nomenklatura, le vaste appareil de la police secrète autrefois toute puissante ? La justice doit-elle être rendue à leur encontre par une série de jugements pour crime d'Etat, suivis de punitions appropriées et méritées ? Ou doit-on oublier le passé et décréter une amnistie générale, les ex-membres du KGB étant embauchés comme gardiens ou détectives privés ? Je confesse une ambivalence à ce sujet, en mettant en balance les demandes de justice et de paix sociale. Heureusement, la décision peut être abandonnée aux peuples de l'ancienne Union soviétique et de l'Europe de l'Est. Il n'y a pas grand chose qu'un économiste, même partisan du marché, peut dire pour résoudre ce problème.
Privatisez ou supprimez les activités du gouvernement
Ceci nous amène au dernier point, mais certainement pas le moins important, de notre plate-forme de sortie du socialisme. Comme théoriquement toute la production, et en pratique la plupart de la production, des pays socialistes s'est trouvée dans les mains de l'Etat, le souhait le plus important, la route cruciale pour atteindre un système de propriété privée et de marché libre, doit être de privatiser les activités du gouvernement.
Mais simplement dire "privatiser" n'est pas assez. En premier lieu, il y a plusieurs activités du gouvernement, particulièrement dans les Etats socialistes, que nous ne voulons pas privatiser, mais tout bonnement supprimer complètement. Par exemple, nous ne voudrions pas, en tant que libertariens et désocialisateurs, privatiser les camps de concentration, ni le Goulag ou le KGB. Dieu fasse que nous n'ayons jamais une offre efficace de camp de concentration ou de "services" de police secrète !
Ici il faut souligner un point. L'hypothèse de base du produit national et des analyses du PNB est que toutes les activités gouvernementales sont productives, que leurs dépenses contribuent au produit national et au bien commun. Mais si nous croyons vraiment à la liberté et à la propriété privée, nous devons conclure que beaucoup de ces activités se sont pas des "services" sociaux mais des "déservices" rendus à l'économie, des "maux" plutôt que des "biens".
Ceci veut dire que la sortie du socialisme doit comprendre l'abolition, et non la privatisation, d'activités telles que (en plus des camps de concentration et de la police secrète) les commissions de régulation, les banques centrales, les services des impôt et, bien sûr, toutes les services administrant les fonctions qui vont être privatisées [6].
Les principes de la privatisation
Les véritables biens et services doivent alors être privatisés. Comment accomplir ceci ? En premier lieu, la compétition privée avec les monopoles précédents du gouvernement doit être libre et sans entrave. Ceci signifie légaliser non seulement le marché noir mais aussi toute compétition avec les activités gouvernementales existantes. Mais que faire de l'accumulation des entreprises du gouvernement et des biens du capital eux-mêmes ? Comment doit-on les privatiser ?
Différentes routes possibles ont été suggérées, mais elles peuvent être regroupées en trois types fondamentaux. L'un est la distribution égalitaire. Tout citoyen soviétique ou polonais reçoit un jour une part proportionnelle de titres sur les diverses propriétés autrefois possédées par l'Etat. Ainsi, si les aciéries XYZ sont privatisées, alors, s'il y a émission de 300 millions d'actions de la compagnie XYZ et 300 millions d'habitants, chaque citoyen reçoit une action, qui devient immédiatement transférable et échangeable à volonté. Que ce système est impossible à pratiquer est évident. Le nombre de personnes serait trop grand et les actions trop peu nombreuses pour permettre à chaque personne d'avoir une action, et il y aurait des actions en grand nombre et d'une grande variété qui tomberaient rapidement sur la tête du citoyen moyen. La plupart de ce chaos serait éliminé par la suggestion du ministre des finances tchèque Vaclas Klaus, qui propose que chaque citoyen reçoive des certificats de base, qui pourraient être échangés contre un certain nombre ou une certaine variété de titres de propriété sur les diverses compagnies du marché. [Cependant, le plan tchèque ne proposait pas de privatiser les banques, ce qui a conduit à de graves problèmes. Confer Pascal Salin, "Libéralisme", p.220. NdT]
Mais même dans le plan de Klaus, de graves problèmes philosophiques se posent avec cette solution. Il signifierait d'accepter le principe d'une distribution du gouvernement, et égalitaire de surcroît, à des citoyens ne le méritant pas. Ainsi un principe malheureux serait à la base même du tout nouveau système des droits de propriété libertariens.
Il serait bien préférable d'accepter le principe vénérable de propriété du premier utilisateur [homesteading] comme base du nouveau système désocialisé de propriété. Ou pour reprendre le vieux slogan marxiste : "toute la terre aux paysans, toutes les usines aux ouvriers !". Ceci établirait le principe lockéen de base selon lequel la propriété s'acquière par "mélange de son travail avec le sol" ou avec d'autres ressources non possédées. La sortie du socialisme est un processus retirant au gouvernement sa "propriété" ou son contrôle existant, et le rendant à des individus privés. Dans un certain sens, l'abolition de la propriété gouvernementale sur les avoirs leur confère immédiatement et implicitement la statut de biens non possédés, à partir duquel le principe précédent du premier utilisateur permet de les convertir en propriété privée. Le principe du premier utilisateur affirme que les biens sont dévolus, non à un public général abstrait comme pour la distribution égalitaire, mais à ceux qui ont effectivement travaillé sur ces ressources : c'est-à-dire respectivement les ouvriers, les paysans et les directeurs. Bien sûr, leurs droits doivent être véritablement privés ; ce qui veut dire la terre aux paysans individuels, les biens du capital ou les usines aux ouvriers sous forme de titres privés et négociables. La propriété ne doit pas être donnée à des collectifs, des coopératives ou aux paysans et ouvriers de manière holistique, ce qui conduirait seulement à revenir aux erreurs du socialisme sous une forme syndicale décentralisée et chaotique.
Il devrait être évident que les titres de propriété, pour représenter vraiment une propriété privée, doivent être transférables et échangeables selon la volonté de leur possesseur. De nombreux plans actuels dans les pays socialistes envisagent des "titres" qui devraient être gardés par les ouvriers ou les paysans et au bout de plusieurs années ne pourraient être revendus qu'au gouvernement. Ceci viole clairement le but précis de la sortie du socialisme. D'autres plans proposés imposent des restrictions sévères quant au transfert de propriété aux étrangers. Encore une fois, une véritable privatisation réclame une propriété privée complète, y compris la vente aux étrangers. Il n'y a, en outre, rien de mal à "vendre son pays" aux étrangers. En fait, plus les étrangers achèteront "le pays" mieux ce sera, car cela signifierait des injections rapides de capital étranger, donc une prospérité plus rapide et une croissance économique du bloc socialiste appauvri.
Un problème se pose immédiatement au sujet de l'octroi de titres aux ouvriers des usines, un problème similaire à la question de l'avenir des cadres communistes et du KGB : la nomenklatura dirigeante doit-elle participer à la distribution des titres de propriétés ? En conseillant les Soviétiques lors d'un discours à Moscou au début des années 1990, l'économiste Paul Craig Roberts observa que le peuple soviétique pouvait soit couper la gorge à la nomenklatura, soit la faire participer aux titres de propriétés [il y a dans l'expression anglaise un jeu de mot intraduisible sur "cut the throat" : couper la gorge, et "cut somebody in on something" : faire participer quelqu'un à quelque chose, NdT] ; pour raison de paix sociale et pour une transition douce vers une économie libre, il recommandait la deuxième solution. Comme je l'ai écrit plus haut, je ne serai pas si prompt à rejeter les demandes de justice ; mais je voudrais signaler une troisième possibilité : ne faire ni l'un ni l'autre, et laisser la nomenklatura libre de trouver des emplois productifs dans le secteur privé. Le problème philosophique est de savoir jusqu'à quel point, s'il y en a un, les activités des directeurs de l'ancienne économie soviétique étaient productifs, et par conséquent méritent de participer au principe de possession du premier utilisateur, et jusqu'à quel point ils étaient destructeurs et contre-productifs et donc ne méritent rien d'autre qu'un renvoi sec [7].
Une troisième voie vers la privatisation a été proposée et mérite d'être rejetée immédiatement : la vente aux enchères par le gouvernement des ses biens au public. Un grave défaut de cette approche est que l'on se demande, puisque le gouvernement possède virtuellement tous les biens, où le public pourrait bien trouver l'argent pour les acheter, sauf à un prix très bas qui reviendrait à une distribution gratuite ? Mais un autre défaut, encore plus important, n'a pas été assez souligné : pourquoi le gouvernement mériterait-il de garder le revenu issu de la vente de ces biens ? Après tout, une des principales raisons pour la sortie du socialisme est que le gouvernement ne mérite pas de posséder les biens productifs du pays. Mais s'il ne mérite pas de posséder ces biens, comment diable mériterait-il de posséder leur valeur monétaire ? [Voire même de décider qu'il soit possible de vendre des biens qu'il ne possède pas. Cette question se pose actuellement pour la mise aux enchères des fréquences de téléphones portables : le choix de distribution interdit l'accès aux biens à certains individus, qui n'ont pas les fonds nécessaires, même s'il s'agit de ceux qui ont créé la technique donnant la valeur à quelque chose dont personne ne voulait ou que personne ne connaissait. Or ces individus pourraient être considérés comme les propriétaires légitimes. En réalité, l'Etat donne la priorité aux entreprises établies, souvent à même de financer les partis au pouvoir. Quand à l'argent récolté, évoqué par Rothbard dans la phrase suivante, le mieux serait vraisemblablement de le détruire, augmentant ainsi la valeur de l'épargne de tous les citoyens, voir la note associée. NdT] Et nous ne considérons même pas la question : qu'est-ce que le gouvernement est supposé faire avec les fonds une fois obtenus ? [8]
Un quatrième principe de la privatisation ne devrait pas être négligé ; en fait, il devrait être prioritaire. Malheureusement, par sa nature, cette quatrième voie ne peut être érigée en principe général. Ce serait que le gouvernement rende toute propriété volée, confisquée, à son propriétaire originel ou à ses héritiers. Si cela peut être fait pour de nombreuses parcelles qui sont figées dans le territoire, ou pour des bijoux particuliers, dans la plupart des cas, particulièrement pour les biens du capital, il n'y a pas de propriétaires d'origine identifiables à qui rendre la propriété [9]. Il est plus facile de trouver les propriétaires d'origine en Europe de l'Est qu'en Union soviétique, car moins de temps s'est écoulé depuis le vol initial. Dans le cas des biens du capital créés par l'Etat, il n'y a pas de propriétaires à identifier. La raison pour laquelle ce principe devrait être prioritaire quand il peut s'appliquer réside dans le fait que les droits de propriété impliquent avant tout la restitution de toute propriété volée aux propriétaires d'origine. Ou, pour le dire autrement : un bien devient philosophiquement non possédé, et donc disponible pour l'appropriation par le premier utilisateur, seulement si le propriétaire d'origine, s'il a existé, ne peut être trouvé. [Comme l'a fait remarqué George Reisman dans son traité d'économie : "Capitalism", il faut prendre garde au fait que si la restitution continue à se faire après la mise en place du marché, les droits de propriété ne sont pas fermement établis (qui peut certifier qu'on ne trouvera pas le propriétaire initial ?) et le fonctionnement du marché s'en trouve perturbé. Reisman propose de clore après une période donnée le droit de réclamation, ce qui pose le problème de l'information des héritiers, éventuellement étrangers. NdT]
Il reste un problème persistant : quel doit être la dimension des nouvelles entreprises privées ? Chaque industrie des pays socialistes est généralement enfermée dans une entreprise monopolistique, de telle sorte que, si chaque entreprise est privatisée en une entreprise de taille équivalente, la taille de chacune sera bien plus grande que l'optimum du marché libre. Un problème fondamental, bien sûr, est qu'il n'existe aucune manière pour qui que ce soit dans une économie socialisée d'imaginer ce que pourrait être la taille optimale ou le nombre d'entreprises qu'il y aurait dans un régime de liberté. En un sens, bien entendu, des erreurs faites lors de la transition vers la liberté vont tendre à disparaître après l'établissement du marché, avec des tendances à la fragmentation ou à la consolidation vers la direction de l'optimum en taille et en nombre. D'un autre côté, nous ne devons pas faire l'erreur de considérer joyeusement que les coûts et les inefficacités du processus peuvent ne pas être pris en compte. Il serait préférable de s'approcher aussi près que possible de l'optimum lors de la privatisation initiale. Peut-être que chaque usine, ou chaque groupe d'usines d'une même région, peuvent être privatisées au départ en tant qu'entreprise autonome. Il va sans dire qu'un aspect très important du marché libre et du processus d'optimisation est de donner une entière liberté de fonctionnement au marché : en leur permettant, par exemple, de fusionner, de s'unir, de se dissoudre si cela s'avère profitable.
Conclusion
Les caractéristiques du plan Rothbard préconisé pour sortir du socialisme devraient maintenant être claires :
(1) Des diminutions énormes et drastiques en ce qui concerne les impôts, le personnel gouvernemental et les dépenses publiques.
(2) Une privatisation totale des avoirs du gouvernement : en les rendant si possible aux propriétaires originels expropriés ou à leurs héritiers ; si c'est impossible en donnant des titres de propriété aux travailleurs productifs et aux paysans qui ont travaillés sur ces avoirs.
(3) Garantir des droits de propriété entiers et sûrs pour tous les possesseurs d'une propriété privée. Comme les droits de propriété impliquent la liberté totale d'échanger et de transférer sa propriété, il ne doit pas y avoir d'intervention gouvernementale lors de tels échanges.
(4) Supprimer tout pouvoir de créer de la monnaie nouvelle au gouvernement. Pour ce faire, le mieux est de faire une réforme fondamentale qui élimine la banque centrale et en même temps utilise son or pour rembourser ses billets et dépôts en une nouvelle unité définie par un poids d'or.
Tout ceci pourrait et devrait être fait en un jour, bien que la réforme monétaire puisse être effectuée par étapes en plusieurs jours.
Un détail que nous n'avons pas précisé : de combien précisément faudrait-il baisser les impôts, réduire les emplois et les dépenses publics, et jusqu'à quel point pousser la privatisation ? La meilleure réponse est celle du grand Jean-Baptiste Say, qui devrait être connu pour bien d'autre choses que la Loi de Say : "Le meilleur plan pour les finances [publiques] est de dépenser aussi peu que possible et le meilleur impôt est toujours le plus faible." [10] En bref, le meilleur gouvernement est celui qui dépense, taxe et emploie le moins, et qui privatise le plus.
Un point final : j'ai été critiqué par certains collègues libertariens pour des propositions de cette sorte parce qu'elles introduisent une action du gouvernement. N'est-il pas incohérent et étatique de la part d'un libertarien de conseiller une quelconque action gouvernementale ? Ceci me semble un argument idiot. Si un brigand a volé la propriété de quelqu'un, il est difficile de considérer comme "une action de voleur" de conseiller que le malfrat rende son butin à ses propriétaires. Dans un Etat socialiste le gouvernement s'est arrogé un droit de propriété et un pouvoir sur tout le pays. La désocialisation et un pas vers la société libre réclament nécessairement que ce gouvernement rende sa propriété à ses sujets privés et libère les individus des réseaux de contrôle gouvernementaux. Au sens le plus profond, se débarrasser de l'Etat socialiste demande un acte final, rapide et glorieux d'auto-immolation, après lequel il disparaît de la scène. C'est un acte qui peut être applaudi par tout ami de la liberté, quelque gouvernemental que soit cet acte.
Notes
[1]. Murray N. Rothbard, "Ludwig von Mises and the Collapse of Socialism," conférence faite à la réunion annuelle de l'"Allied Social Science Association", à Washington, D.C., 1990 et publiée comme "The End of Socialism and the Calculation Debate Revisited," Review of Austrian Economics, 5, numéro 2 (1991), pp. 51-76
[2]. Comme l'écrit Maltsev : "Quand les Soviétiques parlent de privatisation, cependant, ils ne veulent pas dire la même chose que nous. Le plan [Shatalin] nécessiterait que 80 pour cent du capital de chaque entreprise soit possédé par les autres entreprises du même domaine d'activité, et non par le public. Pour utiliser une analogie américaine, ce serait comme si General Motors possédait 80 pour cent de Ford et vice versa, et qu'il était illégal qu'il en soit autrement". Maltsev note que Stanislav Shatalin et l'auteur initial de ce plan pour la République russe, Grigori Yavlinski, "sont des économétriciens dont...la carrière a constitué à mathématiser les désillusions du marxisme-léninisme. Il sont depuis longtemps des planificateurs centraux qui ont perdu leurs illusions d'un socialisme épanoui." Youri N. Maltsev, "A 500-Day Failure ?" The Free Market 8 (novembre 1990), p. 6.
[3]. Voir Murray N. Rothbard "The Myth of Neutral Taxation," Cato Journal 1 (automne 1981) : pp. 519-564.
[4]. Une quatrième source de revenu, l'emprunt auprès du public, dépend strictement des trois autres sources.
[5]. [3]. [5] Voir Youri N. Maltsev, "A One Day Plan for the Soviet Union," Antithesis 2 (Janvier/février 1991), p. 4, et une première contribution, "The Maltsev One-Day Plan," The Free Market (Novembre 1990), p. 7.
[6]. Il est important de se rendre compte que si l'activité d'un gouvernement est un mal plutôt qu'un bien, nous voudrions que son exercice, tant qu'il a lieu, soit aussi inefficace que possible, plutôt qu'aussi efficace que possible. Une des organisations les plus haïes dans l'Europe moderne fut le "fermier général", qui achetait au Roi le droit de collecter l'impôt pour plusieurs années. Nous pouvons considérer le cas suivant : voudrions-nous que les impôts soient privatisés et collectés, armé par la puissance étatique, par IBM ou McDonald's plutôt que par l'IRS [le "service" de collecte des impôts américains. NdT]. L'industriel Charles F. Kittering est supposé avoir réconforté un ami à l'hôpital, qui se plaignait de la croissance accélérée du gouvernement, en lui disant : "Heureusement, Jim, remercions Dieu que nous n'avons pas autant de gouvernement que ce pour quoi nous payons."
[7]. Youri Maltsev recommande l'adoption du plan de propriété du premier utilisateur, avec le schéma du plan de Klaus pour les cas où le premier plan ne serait pas possible. Maltsev, "A One-Day Plan for the Soviet Union."
[8]. Un des principaux arguments pour la vente par le gouvernement des ses biens est que ce processus aurait un effet anti-inflationniste en asséchant le "surplus de roubles". L'erreur de ce raisonnement fameux est que, à moins que les fonctionnaires du gouvernement ne proposent de brûler massivement les roubles, le surplus ne serait pas réduit du tout. Le gouvernement dépenserait ces roubles et ceux-ci resteraient en circulation.
[9]. En Hongrie, le Parti des petits propriétaires a été formé pour souligner la priorité à donner lors de la privatisation pour un retour de la terre aux propriétaires expropriés du Sud de la Hongrie.
[10]. Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, [retraduit de la citation de Rothbard tiré de l'édition anglaise : 6ème édition, Philadelphie : Claxton, Remsen et Haffelfinger, 1880, p.449. NdT]. Voir aussi Rothbard, "The Myth of Neutral Taxation," pp. 551-554