On peut bien vouloir se révolter, on peut bien se révolter contre ce grand pouvoir qui s'autorise du Christ, le pouvoir monarchique, mais comment penser ce que l'on veut obscurément, comment concevoir ces droits de la "nature" profane que l'on veut opposer à l'Eglise ? La redécouverte de la pensée d'Aristote autour de l'an 1300 en Italie, va marquer l'opposition au pouvoir politique de la papauté, d'abord avec Dante ou Marsile de Padoue, puis avec Machiavel.
L'aristotélisme de Dante et Marsile ne permettait pas de garantir effectivement l'indépendance du monde naturel, et en premier lieu du monde politique, face aux revendications de l'Eglise. Car les principes de l'antiquité classiques sont un peu courts : Aristote interprète la vie humaine en termes de biens et de fins, de biens et de fins hiérarchisés. Il était alors impossible de contenir l'argument, la revendication chrétienne, affirmant que le bien qu'apporte l'Eglise est plus grand, la fin qu'elle montre est plus haute que tout bien ou toute fin simplement naturels. Dès lors, la philosophie d'Aristote peut servir aussi bien à formuler la prétention de l'Eglise à la souveraineté terrestre que la revendication du monde profane contre l'Eglise. Aristote ne permettait pas de résoudre notre problème théologico-politique.
C'est Machiavel qui va résoudre ce problème. Avec lui, l'expérience moderne trouve son expression propre, hors du contexte antique, très différent. Aristote considère la cité selon sa fin : la cité est le seul cadre dans lequel l'homme puisse accomplir sa nature d'animal rationnel, en pratiquant les vertus, inséparablement civiques et morales, qui lui permettent de manifester son excellence. Il sait bien que la vie politique a sa pathologie, ses révolutions, ses changements de régime souvent accompagnés de violence, mais concentrer exclusivement le regard des hommes sur ces phénomènes ce serait leur faire perdre de vue leur fin propre et celle de la cité. Machiavel, au contraire, nous persuade d'attacher notre attention exclusivement, ou presque exclusivement, sur ces phénomènes : il veut nous faire perdre notre "innocence".
Mais Machiavel n'efface pas la distinction entre le bien et le mal, il la préserve au contraire et il doit la préserver, s'il veut établir la proposition scandaleuse et capitale : le "bien" est fondé par le "mal".
La cité, désormais, est une île artificielle construite par des moyens violents. Elle n'est ouverte sur aucun au-delà d'elle-même. Il devient alors malavisé et même absurde de vouloir "améliorer" ou "perfectionner" le "bien" de la cité grâce à un bien "supérieur" que la religion se chargeait d'apporter. Un exemple : le christianisme a produit un certain adoucissement des moeurs. La conséquence politique en est que, quand une cité est prise, on ne passe généralement plus les hommes au fil de l'épée et on ne réduit plus les femmes et les enfants à l'esclavage. L'écervelé s'en réjouit, mais Machiavel lui montre que dès lors l'identification du citoyen à sa cité, c'est-à-dire l'identification de son instinct de conservation à l'instinct de conservation de la cité est perdue : le ressort de la vie civique, de la morale civique même est fatalement détendu. Le bien public n'advient que sous le haut pouvoir de la violence et de la peur.
Ici est le point capital : affirmer la nécessité et la fécondité du mal, c'est affirmer l'autosuffisance de l'ordre terrestre, de l'ordre profane.
Le peuple ne veut pas être opprimé, les grands veulent l'opprimer. On voit qu'aucun de ces deux groupes n'a une fin à la fois positive et bonne, qu'aucun de ces deux groupes ne vise un bien. Certes le désir du peuple est tout à fait innocent : il ne désire pas être opprimé. Machiavel va même jusqu'à louer son "honnêteté", au moins relative. Le désir (ou la fin) du peuple est plus honnête que celui des grands. Mais c'est d'une bonté toute passive ou négative qu'il s'agit. Cela dit Machiavel, en dévalorisant radicalement les prétentions des grands à la "vertu" et en faisant du peuple le support de la seule "honnêteté" que l'on puisse trouver dans la cité, est le premier penseur démocratique.
C'est ce décri et ce déclin de l'idée de bien qui coincide avec l'assomption de l'idée du peuple.
Par ailleurs, ce médium de communication entre le philosophe et la cité, le bien, disparaît. Le "philosophe" est totalement extérieur à la cité. Il la comprend mieux qu'elle ne se comprend elle-même. Or adopter ce point de vue, c'est poursuivre l'Eglise sur son propre terrain. Machiavel occupe cette position pour, de là, attaquer ce qui fonde à la fois la consistance autonome de l'Eglise et son droit d'intervention dans la cité : l'idée de bien. Une fois que le corps politique aura été interprété comme une totalité close advenue grâce à la violence fondatrice et préservatrice, il sera établi que le "bien" apporté par l'Eglise tend à détruire plutôt qu'à perfectionner la cité, que le bien n'a pas de support dans la nature des choses humaines.
Machiavel est plus un réformateur religieux -- anti religieux -- qu'un philosophe : il veut changer les maximes qui gouvernent effectivement les hommes. En cela, il est le premier grand penseur du libéralisme.