Le réveil de l’islam est lié la modernisation, telle est la thèse surprenante des sociologues américains Rodney Stark et Roger Finke. Certes cette thèse n’est qu’un aspect mineur de leur ouvrage magistral Acts of faith[1], mais elle nous a paru suffisamment importante et surtout suffisamment éclairante pour que nous la mettions en exergue.
Les visiteurs de ce site connaissent bien le premier de ces auteurs[2].
Thèse surprenante, parce que l’on considère couramment que le « revival » islamique s’oppose à la modernité et qu’il est donc réactionnaire, voire régressif. Cette vision des choses, totalement erronée pour nos auteurs, proviendrait de notre croyance dans la sécularisation de la société, croyance qui remonterait au XVIIIe siècle, « Siècle des Lumières », et qui ne reposerait, en fait, sur rien de tangible. Evidemment, faire du réveil islamique un produit de la modernisation change complètement la vision que l’on peut en avoir. On n’est pas très éloigné du point de vue soutenu par Patrick Haenni[3].
En 1982, Mary Douglas , sociologue bien connue, remarquait que les experts en sciences sociales n’avaient pas prévu la « résurgence de l’islam » et demandait : pourquoi en était-il ainsi ? Ces experts, y compris ceux de la CIA depuis le début ont échoué à anticiper l’énorme vitalité religieuse de l’islam à cause de leur foi dans la sécularisation. Se basant sur le manque apparent de piété des citoyens des nations islamiques ayant reçu une éducation occidentale et anticipant la marche rapide de la modernisation, les experts en déduisaient que la religion ne serait plus un problème et croyaient dur comme fer que l’aiguille de l’horloge ne tournerait pas à l’envers.
Les mêmes préjugés continuent à empêcher de comprendre le réveil islamique actuel – ceci alors que les « fondamentalistes » musulmans peuvent causer des troubles politiques, ils ne poseraient aucun problème basique parce qu’ils sont de simples réactions malheureuses contre la modernité venant des parties les plus ignorantes et les plus retardées de la population de nations pas très modernisées. Tout ceci est une idiotie.
Certes, les membres de l’élite les plus occidentalisés des sociétés islamiques peuvent avoir été les plus proches de la sécularisation, mais à côté d’eux le soi-disant fondamentalisme islamique a tiré ses leaders et une grande partie de son soutien des membres les plus éduqués et les plus privilégiés et ce n’est donc pas un mouvement réactionnaire des « masses ».
L’islam contemporain tire sa force de deux facteurs importants :
- 1) l’islam sert couramment comme base institutionnelle de nationalisme et d’opposition au colonialisme – aux plans politique, culturel et économique.
Comme David Martin l’a expliqué : « La plupart des sociétés islamiques ont subi des conditions semblables à celles de l’Irlande et de la Pologne, étant assujetties à un contrôle et à une influence étrangères. Ceux qui répandent les versions des Lumières non seulement n’ont aucune base originelle dans l’histoire interne des sociétés islamiques mais ils propagent une idéologie dont la base originelle fait partie de l’histoire de l’Europe chrétienne et colonialiste.
La religion crée une relation entre les gens et établit un lien avec un passé triomphaliste, tandis que la sécularisation est venue avec la dépendance, la faiblesse et l’infiltration étrangère. Aussi l’intelligentsia, partie prenante au mouvement contre le colonialisme, était sensible à des définitions fortes de leurs taditions originelles qui mettaient l‘accent sur la pureté et l’intégrité islamiques. Ils avaient l’intention de se moderniser selon leur propre voie et la seule voie suffisamment enracinée dans leur histoire multi séculaire était islamique[4].
- 2) En plus de servir les nations islamiques exactement de la même façon que la piété catholique a servi la Pologne, le Québec et l’Irlande, l’islam a ajouté l’avantage de n’être pas monolithique.
Assurément, les croyances non islamiques sont hors la loi dans beaucoup de société islamiques, et parfois une branche de l’islam en persécute une autre. En général, cependant, des conditions d’un marché relativement libre prévalent en islam, laissant libre cours à la compétition de groupes islamiques concurrents - un niveau de compétition qui est tout à fait suffisant pour générer un haut niveau d’engagement religieux[5].
Ici la comparaison doit se faire avec les firmes chrétiennes dans l’économie religieuse américaine. Alors qu’il y a un grand nombre de groupes religieux non-chrétiens aux Etats-Unis, en termes d’inscription ils sont insignifiant et ne pas en tenir compte ne ferait pas de différence dans l’appréciation des hauts niveaux de religiosité en Amérique.
La même chose s’applique à l’islam dans le sens que nous ne devons pas chercher la diversité d’abord en termes de fois non musulmanes, mais à l’intérieur des frontières de l’islam lui même. Et à l’intérieur de l’islam, l’état normal des affaires est le pluralisme.
Etant donné les liens serrés non habituels entre l’église et l’Etat qui ont caractérisé les sociétés islamiques pour la plupart de leurs historiens, le pluralisme islamique a été « une réalité sociologique longtemps cachée par un pouvoir autoritaire qui ne pouvait pas s’accorder à lui sans menacer sa propre survie »[6]. Durant les siècle passés ou à peu près, le pluralisme islamique s’est manifesté ouvertement dans beaucoup de sociétés et a généré le même degré de mobilisation de masse que celui produit par le pluralisme [religieux] aux Etats-Unis.
Finalement, les recherches montrent que plus l’environnement religieux est non régulé et concurrentiel, plus nombreux sont les musulmans prêts à entreprendre leur pèlerinage à La Mecque.
En contradiction flagrante avec la doctrine de la sécularisation, il semble y avoir une compatibilité profonde entre la foi islamique et la modernisation – plusieurs études provenant de diverses parties du monde suggèrent que l’engagement musulman s’accroît avec la modernisation. Etudiant les musulmans de Java, Joseph Tamney[7] a trouvé que l’engagement religieux y était positivement corrélé avec l’éducation et des situations de prestige. C’est-à-dire : il y avait plus de chances pour que des gens qui ont été au collège ou occupé des positions de haut standing prient cinq fois par jour, donnent des aumônes, jeunent en accord avec la pratique islamique orthodoxe que des musulmans de peu d’éductation ou occupant des emplois de peu de prestige. Tamney a aussi trouvé que la pratique musulmane augmentait avec la modernisation. Dans son livre suivant[8], Tamney a analysé la « résilience » de la religion : comment elle a été capable de s’adapter aux défis de la modernité.
Une étude du mouvement « fondamentaliste » au Pakistan montre que les leaders sont hautement éduqués (tous ayant des diplômes supérieurs) et que les supporters du mouvement sont tirés pour la plupart de la nouvelle classe moyenne[9]. Cela est confirmé par des données concernant les étudiants turcs. Depuis 1978, il y a eu un accroissement remarquable dans le pourcentage des étudiants de l’Université d’Ankara tenants d’une foi islamique orthodoxe, et en 1991, l’écrasante majorité des étudiants se situaient dans cette mouvance. En 1978, 36 % des « étudiants exprimaient la ferme croyance que « il y a un Ciel et un Enfer », tandis qu’en 1991, les trois quarts partageaient cette vision des choses. Même observation chez Kayan Mutlu[10]. Ces étudiants seront les futurs leaders politiques et intellectuels de la nation, y compris les ingénieurs et scientifiques. De plus, la Turquie par la plupart des indices est la plus modernisée des nations islamiques et, depuis les années 1920, a expérimenté des décennies d’irréligion séculière officielle et semi officielle [...]. De la même façon, il y a eu des changements brutaux en faveur de la piété islamique parmi les étudiants au Nigéria, en France et au Sénégal, remplissant la place laissée vacante par le marxisme.
Bien sûr, ces données sur l’islam sont fragmentaires. Mais aucun observateur informé n’a besoin de telles données pour détecter la formidable vitalité de l’islam contemporain et pour se rendre compte qu’il est en relation directe avec la modernisation.
Notes
^ 1 : Rodney Stark et Roger Finke,Acts of faith, Explaining the human side of religion, University of California Press, 2000
^ 2 : cf. Le christianisme à l’origine du capitalisme, dans la rubrique Christianisme
^ 3 : cf. L’islam de marché est en marche, dans cette même rubrique
^ 4 : Tamney, Joseph B. 1979. "Rstablished Religiosity in Modern Society : Islam in Indonesia." Sociological Analysys, 40
^ 5 : Tamney 1992, The Resilience of Christianity in the Modern World, Albany : State University of New York Press
^ 6 : Ahmad Munmtaz, 1991, "Islamic Fundamentalism in South Asia : The Jamaat-i-Islamiu and the Tablighi Jamaat of South Asia" in Fundamentalisms observed, edited by Martin E. Marty ad R. Scott Appleby. Chicago : University of Chicago Press
^ 7 : Mutlu Kayan. 1996. "Examining Religious Beliefs among University Students in Ankara", British Journal of Sociology, 47